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Quel est votre premier souvenir d’enfance ?

Publié en ligne le 21 juin 2019 - Psychologie -
Cecily – Je tiens un journal pour y écrire tous les merveilleux secrets de ma vie. Si je ne les transcrivais pas, je les oublierais certainement.
Miss Prism – La mémoire, ma chère Cecily, est le journal dont nous ne nous séparons jamais.
Cecily – Oui, mais le mien contient presque toujours le récit de choses qui ne sont jamais arrivées, et qui d’ailleurs n’auraient jamais pu arriver.

L’importance d’être Constant (The Importance of Being Earnest) Oscar Wilde (1895)

Ce qui n’était qu’une intuition sous la plume d’Oscar Wilde a été démontré plus tard par les recherches en psychologie expérimentale d’Elizabeth Loftus, qui a été la première à débusquer dès 1974 les souvenirs de « choses qui ne sont jamais arrivées  », ouvrant ainsi la voie à des centaines d’études qui ont reproduit et étendu ces résultats. Avec d’autres chercheurs, elle a montré que l’on peut implanter des faux souvenirs, ce qui suggère que les souvenirs ne sont pas toujours vrais et encore moins ceux de notre enfance.

Pluto m’a léché quand j’étais petit…

Imaginer un événement de l’enfance renforce la conviction qu’il a bien eu lieu. Des expériences paradigmatiques célèbres comme « Perdu dans un centre commercial » (1995) conduites par E. Loftus et J. Pickrell puis reproduite [1] en 1997 par J. Coan, ou encore « La vitre cassée » (1996), l’ont mis en évidence. Dans cette dernière expérience, lorsque les chercheurs ont demandé : « Lorsque vous étiez enfant, avez-vous brisé une vitre ? Imaginez la scène avant de répondre ! », les sujets ont retrouvé plus fréquemment un tel « souvenir » que lorsqu’on leur a posé la question directe : « Avez-vous cassé une vitre dans votre enfance ? » Plus encore, si la question comportait un mot qui nécessitait d’être déchiffré comme par exemple « avoir brisé une “tvrei” avec un ballon » (au lieu de « vitre »), les sujets affirmaient avoir plus de certitude encore d’avoir vécu cet événement [2].

Une inondation, John Everett Millais (1829-1896)
Une inondation, John Everett Millais (1829-1896)

D’autres expériences plus récentes ont montré que la présentation d’images truquées pouvait modifier notre vision du passé. En effet, les images truquées créent une illusion de familiarité avec les faits et constituent des sources d’information perçues comme crédibles. Notamment dans l’expérience « Le voyage en ballon » (1998), K. Wade, M. Garry, D. Read et S. Lindsay ont inséré une photo du sujet enfant avec un membre de sa famille dans celle d’une montgolfière en vol. Après avoir été exposés à cette photo, la moitié des sujets ont été persuadés d’avoir fait ce vol en ballon et ont raconté ce « souvenir » avec quantité de détails sensoriels [3].

Dans l’expérience « Bugs Bunny à Disneyland » (2002), K. Braun, R. Ellis et E. Loftus ont incrusté l’image de Bugs Bunny, le lapin facétieux, dans une affiche publicitaire du parc Disney. Au bout de quelques mois, on a observé le bunny effect. Plus de 60 % des personnes adultes testées, qui étaient allées à Disneyland dans leur enfance, se sont rappelées y avoir serré la main de Bugs Bunny, 50 % l’avoir serré dans leurs bras, 69 % lui avoir touché l’oreille. Or, ce souvenir est impossible : Bugs Bunny appartient à la Warner Bros, concurrente de Disney. Les chercheurs ont conduit d’autres expériences sur des souvenirs improbables, tels qu’avoir été léché, avec dégoût, par Pluto. Après avoir nié l’événement au départ, 30 % des sujets ont affirmé en avoir le souvenir et ont refusé d’acheter les gadgets à l’effigie de Pluto !

Ces expériences ont mis en évidence le phénomène d’« inflation de l’imagination », qui se produit naturellement à notre insu lorsque nous imaginons avoir vécu un événement fictif. Ce procédé appelé « faux souvenirs enrichis » consiste à introduire expérimentalement des souvenirs autobiographiques faux dans des souvenirs autobiographiques vrais. Notre imagination renforce alors notre confiance en ce que l’événement s’est réellement produit dans notre enfance [4].

Généralement, les participants à ces expériences n’admettent pas aisément que ce qu’ils ont cru être de vrais souvenirs ne l’étaient pas. Mais, dans la vie réelle, nous n’avons que rarement l’opportunité de prendre conscience de la fausseté de nos souvenirs d’enfance.

J’étais dans mon landau…

Un sommeil bien gardé, Hermann Knopf (1870-1928)
Un sommeil bien gardé, Hermann Knopf (1870-1928)

Le landau est un thème récurrent des souvenirs d’enfance. En 1946, Jean Piaget, connu pour ses travaux sur le développement de l’intelligence chez l’enfant, avait raconté son tout premier souvenir d’enfance en ces termes : « Un de mes plus anciens souvenirs daterait, s’il était vrai, de ma seconde année. Je vois encore, en effet, avec une grande précision visuelle, la scène suivante à laquelle j’ai cru jusque vers 15 ans. J’étais assis dans une voiture de bébé, poussée par une nurse, aux Champs-Elysées (près du Grand Palais), lorsqu’un individu a voulu m’enlever [...] Je vois encore toute la scène et la localise même près de la station du métro. Or, lorsque j’avais environ 15 ans, mes parents reçurent de mon ancienne nurse une lettre leur annonçant sa conversion à l’Armée du Salut, son désir d’avouer ses fautes anciennes et en particulier de restituer la montre reçue en récompense de cette histoire, entièrement inventée par elle (avec égratignures truquées). J’ai donc dû entendre comme enfant le récit des faits auxquels mes parents croyaient, et l’ai projeté dans le passé sous la forme d’un souvenir visuel, qui est donc un souvenir de souvenir, mais faux ! Beaucoup de vrais souvenirs sont sans doute du même ordre. » [5]

Se rappeler avoir fait l’objet d’une tentative d’enlèvement en deçà de l’âge de trois ans, même si le caractère exceptionnel de l’événement plaiderait pour sa véracité, a toutes les chances d’être un faux souvenir du fait, entre autres, de l’immaturité du cerveau à cet âge.

D’après le rapport d’une étude récente sur les souvenirs d’enfance, les personnes à qui l’on demande d’en raconter évoquent souvent des souvenirs liés à leur petite enfance dont le thème central est un landau. Martin Conway, l’un des scientifiques de l’université de Londres, co-auteur du rapport, le confirme : « Dans notre étude, nous avons demandé aux gens de se rappeler le tout premier souvenir dont ils se souvenaient réellement. [...] Lorsque nous avons examiné les réponses des participants, nous avons constaté que bon nombre de ces “premiers souvenirs” étaient souvent liés à la petite enfance, et un exemple typique serait un souvenir basé sur un landau. » [6]

Le landau ou la voiture d’enfant ont sans doute été évoqués dans les histoires racontées par les mères et l’imagination a fait le reste en associant à cette image d’autres images. Les souvenirs d’enfance sont souvent des images éphémères, difficiles à dater, sans structure narrative, sans avant ni après. Pourtant certaines personnes affirment pouvoir se souvenir clairement des événements de la première année ou des deux premières années de leur vie, voire de leur naissance. Certains vont encore plus loin et affirment pouvoir se souvenir de leur vie intra-utérine. Par exemple, le 10 avril 2012, lors du procès de l’humanothérapeute Benoît Yang Ting accusé de manipulation mentale par deux anciens patients, Bernard T., consultant en management et Sophie P., avocate, Bernard T. avait raconté qu’il s’était « souvenu » au cours de sa thérapie des tentatives de sa mère pour avorter au moyen d’une aiguille à tricoter « bleue », quand elle était enceinte de lui [7].

Martin Conway précise : « Ce n’est qu’à 5 ou 6 ans que nous formons des souvenirs analogues à ceux d’un adulte en raison de la façon dont le cerveau se développe et de notre compréhension évolutive du monde.  »

Nous utilisons naturellement, quand nous nous rappelons certains événements, l’« inflation de l’imagination » mise en évidence expérimentalement et les souvenirs d’enfance s’organisent souvent, d’après les chercheurs, autour de certains thèmes que l’on rencontre dans de nombreux romans et films.

Dans le prolongement de cette idée, ceux qui ont vu le film d’Eisenstein, Le cuirassé Potemkine (1925) 1, n’ont sans doute jamais oublié la scène célèbre d’une mère qui tombe et meurt sur le sol, lâchant un landau qui dévale inexorablement les marches d’un escalier. Dans la réalité, cette scène n’a jamais eu lieu. Eisenstein l’avait utilisée pour frapper l’imagination, ajouter un effet dramatique au film. Mais qui de nous ne s’est pas projeté dans cette scène, s’imaginant même avec effroi être à la place de la mère ou dans le landau à la place du bébé ? Dans ce cas, imaginons que, si la scène avait été réelle, le bébé devenu grand ait gardé le souvenir de cette chute et raconte plus tard qu’il se revoit dans le landau en train de tomber. Ce serait un faux souvenir pour deux raisons, d’une part parce que l’événement est inventé et d’autre part parce que l’on ne peut pas plus « se revoir » que se voir soi-même comme on voit un autre, contrairement à ce qu’on croit souvent. On fait même parfois de cet argument une preuve que le souvenir est vrai : « C’est vrai, je me revois en train de tomber... ». Et l’on croit que les détails précis qu’on en donne accréditent ce souvenir. Ce ne serait pas bien éloigné de beaucoup de nos souvenirs d’enfance, qui sont en réalité des reconstructions imaginaires du passé. Cela fait partie de ce qu’E. Loftus et J. Shaw 2 appellent « les illusions de la mémoire  ». En 1975, Loftus et Palmer avaient mis en évidence ces illusions dans une expérience sur le témoignage [8].

C’est un fait que nous avons déjà bien du mal à voir ce que nous avons sous les yeux. C’est ce que montrait le test du gorille invisible (The Invisible Gorilla) mis au point en 1999 par C. Chabris et D. Simons, deux chercheurs en psychologie cognitive de l’université Harvard surnommés depuis The Gorilla Guys, qui avaient mis en évidence ce qu’ils ont appelé « la cécité d’attention » [9]. Cela rend encore plus douteux le souvenir d’une telle vision.

Dans le test du gorille invisible, la consigne donnée aux participants était de regarder attentivement une vidéo où deux équipes de joueurs de basket, l’une habillée en blanc, l’autre en noir, se lançaient un ballon, et de compter le nombre de passes entre les membres de l’équipe des blancs. Pendant la partie, une personne déguisée en gorille traversait la scène de droite à gauche en se frappant la poitrine avec ses poings. On demandait ensuite aux participants combien de passes ils avaient comptées et s’ils avaient vu quelque chose qui sortait de l’ordinaire. Environ 50 % d’entre eux n’avaient pas vu passer le gorille. Ce test illustre la limite de nos ressources attentionnelles : quand nous effectuons une tâche qui requiert toute notre attention, comme de compter le nombre de passes du ballon, nous pouvons difficilement prendre en compte un stimulus inattendu, comme le passage du gorille. Ce phénomène cognitif est connu sous le nom de « cécité d’inattention » (inattentional blindness).

Je me souviens du jour de ma naissance…

… et pourtant, ce souvenir est impossible. En effet, durant la première année de la vie, l’hippocampe, qui joue un rôle important dans le stockage des informations en mémoire, n’est pas suffisamment développé pour organiser des souvenirs pouvant être récupérés à l’âge adulte. En 1999, N. Spanos, C. Burgess, C. Samuels et W. Blois avaient réussi à implanter des faux souvenirs d’événements supposés se passer un jour après la naissance [10].

En juillet 2018, une étude (déjà citée plus haut, voir [6]) intitulée « Fictional First Memories » portant sur les souvenirs d’enfance a été publiée dans la revue Psychological Science. Conduite par des chercheurs des universités de Londres, Bradford et Nottingham Trent, elle montre que 38,6 % des 6 641 participants ont révélé avoir des souvenirs remontant à l’âge de deux ans et pour 893 d’entre eux des souvenirs remontant à l’âge d’un an ou moins et même à la vie intra-utérine.

Il a été demandé aux participants de raconter leur premier souvenir de façon détaillée, en précisant l’âge auquel ils pensaient l’avoir mémorisé. On leur a indiqué que le souvenir devait être personnel, qu’il ne devait pas être inspiré par une source autre que l’expérience directe, telle que, par exemple, une photographie ou une histoire racontée par la famille. Les chercheurs ont ensuite examiné le contenu, la formulation, la nature et les détails des premiers souvenirs des personnes interrogées, puis, en se basant sur ces éléments, ils ont recherché les raisons permettant d’expliquer pourquoi le souvenir évoqué remontait à un âge auquel les recherches montrent qu’il n’a pas pu se former.

Pour la majorité des souvenirs datant d’un âge antérieur à deux ans, les chercheurs font l’hypothèse que ces souvenirs reposent à la fois sur des fragments d’expérience conservés en mémoire et sur des faits ou des connaissances ayant rapport à leur petite enfance ou à leur enfance, inspirés par des photographies ou des discussions familiales.

Bébé endormi, Mihály Munkácsy (1844-1900)
Bébé endormi, Mihály Munkácsy (1844-1900)

M. Conway, directeur du Centre d’étude de la mémoire de l’université de Londres et co-auteur du rapport avec S. Akhtar, chercheuse associée de l’université de Bradford, écrit : « Par conséquent, le souvenir que l’on évoque en se remémorant ces premiers souvenirs serait, non pas un véritable souvenir, mais une représentation mentale consistant en l’association de fragments mémorisés d’expériences précoces et de faits ou de connaissances ayant trait à notre enfance. Au fil du temps, ces représentations mentales étant progressivement vécues comme un événement passé quand elles surgissent à notre esprit, l’individu en vient à les considérer simplement comme un souvenir, et à en associer étroitement le contenu à un moment particulier. Il est à noter, à ce titre, que les souvenirs fictifs les plus précoces sont plus fréquents chez les adultes d’âge moyen et les personnes âgées, groupe au sein duquel quatre individus sur dix ont des souvenirs fictifs de leur enfance. » Il précise : « Ce qui est essentiel, dans tout cela, c’est que la personne croyant se souvenir de cette scène ignore qu’elle est fictive. D’ailleurs, lorsqu’on lui dit que le souvenir est faux, elle a du mal à l’admettre. Pour comprendre cette conclusion, il faut bien se dire que les mécanismes de mémorisation sont très complexes, et que nous ne commençons à former des souvenirs semblables à ceux des adultes qu’aux alentours de cinq ou six ans, le temps que le cerveau se développe et que notre compréhension du monde atteigne un certain degré de maturité. »

L’amnésie infantile ne s’explique pas par le « refoulement inconscient »

Freud pensait que l’amnésie sur les premières années de notre vie était due au refoulement de la sexualité infantile. Selon lui, cette amnésie durait jusqu’à la puberté. Par la suite, les souvenirs enfouis dans l’inconscient pouvaient ressurgir inchangés, comme des photographies fidèles du passé. Or cette théorie est infirmée par les recherches en neurosciences [11].

Elles montrent que le phénomène d’amnésie infantile est un des résultats de la construction de la mémoire et du langage et se produit sur une période où l’enfant ne peut pas mettre de mots sur ses expériences personnelles et ne peut donc pas les raconter [12]. Les adultes peuvent se rappeler des souvenirs d’enfance, mais les plus anciens remontent à l’âge de trois ou quatre ans, lorsqu’on peut les vérifier, et ne peuvent être authentifiés qu’à partir de six ou sept ans.

En 1896, V. et C. Henri firent la première enquête sur la date et le contenu des premiers souvenirs d’enfance. Ils demandèrent à des adultes de rappeler et de dater leur plus ancien souvenir. Certains ont rapporté des souvenirs d’enfance de six à huit mois, alors que d’autres étaient incapables de se rappeler tout ce qui s’est passé avant leur huitième anniversaire. L’âge moyen des premiers souvenirs des adultes était d’environ trois ans et un mois [13]. Dans les années 1940, aux États-Unis, l’intérêt pour ce thème fut relancé sous l’influence de la psychanalyse. C’est ainsi qu’en 1948, S. Waldfogel mena une enquête sur 124 étudiants qui rapportèrent 486 souvenirs. Il leur demanda d’enregistrer tous les souvenirs qu’ils pourraient se rappeler des huit premières années de leur vie, et d’estimer leur âge à l’époque où chaque événement s’était produit. Leur plus ancien souvenir se situait entre deux et quatre ans. L’étude confirma que les souvenirs rappelés dépendaient à la fois du développement du vocabulaire de un à sept ans et de la capacité à raconter un événement à partir de quatre ans. Elle mit aussi en évidence que la plupart des premiers souvenirs étaient des images visuelles associées à des émotions fortes, aussi bien positives que négatives, telles que la joie, la tristesse, la peur, etc. [14]

Les enquêtes ultérieures confirmèrent que l’évolution des souvenirs était fonction du développement général de l’enfant et que l’amnésie infantile était liée au manque d’éléments de représentation linguistique et non pas au refoulement inconscient, qui n’a jamais pu être prouvé de manière empirique.

Le 10 octobre 2017, C. French dans un article intitulé “(False) Memories of Childhood” et publié dans The Skeptic magazine, a écrit : « Toutes les preuves soutiennent fortement l’idée qu’il n’est tout simplement pas possible d’encoder des souvenirs autobiographiques précis et détaillés au cours des deux premières années de la vie, probablement parce que le cerveau n’est tout simplement pas assez mature pour le faire. De plus, à cet âge, nous n’avons pas les compétences linguistiques jugées nécessaires pour produire la structure narrative qui caractérise les souvenirs ultérieurs. » [15]

L’évanescence des souvenirs

Têtes d’anges : Mlle Frances Gordon, Joshua Reynolds (1723-1792)
Têtes d’anges : Mlle Frances Gordon, Joshua Reynolds (1723-1792)

Les chercheurs sur le fonctionnement de la mémoire utilisent souvent des métaphores pour rendre compte de l’évanescence et de la déformation des souvenirs.

Dans Le syndrome des faux souvenirs et le mythe des souvenirs refoulés, E. Loftus évoque ainsi le caractère insaisissable de la mémoire : « Représentez-vous votre esprit comme une bassine pleine d’eau claire. Imaginez chaque souvenir comme une cuillerée de lait versée dans l’eau. Chaque esprit adulte contient des milliers de ces souvenirs mélangés… Qui parmi nous pourrait prétendre séparer l’eau du lait ?  » [16]

J. Shaw rapporte d’autres métaphores. Certains chercheurs comparent le souvenir à un message écrit sur le sable qu’une vague viendrait effacer. La vague représenterait le temps, et le sable, le réseau de cellules cérébrales qui forment un souvenir. L’oubli serait l’œuvre de la vague. D’autres s’intéressent plus à la déformation des souvenirs et aux faux souvenirs. Selon eux, le souvenir subirait des interférences comme si un enfant avec sa propre expérience venait écrire par-dessus, laissant dans le cerveau une nouvelle information. Cela déforme le souvenir, rend le message plus difficile voire impossible à lire.

L’un et l’autre de ces aspects de la mémoire, effacement dans l’oubli et déformation dans le faux souvenir, sont complémentaires [17].

Une des croyances erronées les plus courantes est que la mémoire humaine fonctionnerait comme un enregistreur ou une caméra vidéo stockant avec précision les événements vécus [18]. Au contraire, les travaux sur le fonctionnement de la mémoire montrent qu’elle est malléable et reconstructible. E. Loftus dit : « Nos souvenirs sont constructifs et reconstructifs. Ils fonctionnent un peu comme une page de Wikipédia : vous pouvez les changer mais d’autres peuvent le faire aussi. » [19]

Plus encore, on ne peut pas faire la différence entre un vrai et un faux souvenir en l’absence d’une corroboration ou confirmation indépendantes du récit. Tous les critères invoqués tels que la vivacité du souvenir, la précision des détails, la force de la conviction ne sont pas des preuves que les souvenirs sont vrais ou faux. Au contraire, il est scientifiquement prouvé que plus un souvenir est vif et détaillé et moins il a de chances d’être vrai [20].

Ce qui est certain, c’est que Pluto n’a jamais pu vous lécher, c’est une peluche. Vous n’avez pas rencontré Bugs Bunny à Disneyland, il appartient à la Warner Bros. Mais êtes-vous sûr que vous ne vous êtes jamais perdu dans un centre commercial ?

Notre mémoire nous joue des tours. Il nous revient d’en prendre conscience et d’apprendre à les déjouer.

Références
[1] Coan JA, “Lost in a Shopping Mall : An Experience with ontro-versial Research”, Ethics & Behavior, 1997, 7:271-284.
[2] Garry M, Manning CG, Loftus EF, Sherman SJ, “Imagination Inflation : Imagining a Childhood Event Inflates Confidence that it Occurred”, Psychonomic Bulletin & Review, 1996, 3:208-214.
[3] Wade KA, Garry M, Read JD, Lindsay DS, “A picture is worth a thousand lies”, Psychonomic Bulletin and Review, 2002, 9:471-482.
[4] Loftus EF, « Les illusions de la mémoire ». Paper presented at the Great Conference to mark the 450th anniversary of the University of Geneva, 2006.
[5] Piaget J, La Formation du symbole chez l’enfant, Delachaux & Niestlé, 1946 (5e éd., 1970), p. 199.
[6] Akhtar S, Justice LV, Morrison CM, “Fictional First Memories”, Psychological Science, 2018, 10, doi:10.1177/0956797618778831.
[7] « Ébloui par Freud… il fait payer le patient », juin 2012. Sur pseudo-sciences.org
[8] Johnson C, Scott B, “Eyewitness testimony and suspect identification as a function of arousal, sex or witness and scheduling of interrogation”. Paper presented at the American Psychological Association, 1976
[9] « Le test du gorille invisible », SPS n° 312, avril 2015.
[10] Spanos NP, Burgess MF, Samuels C, Blois WO, “Creating false memories of infancy with hypnotic and non-hypnotic procedures”, Applied Cognitive Psychology, 1999, 65:1237-242.
[11] French C, “Explainer : what are false memories ?”, The Conversation, 22 octobre 2015.
[12] Bauer PJ, “Constructing a past in infancy : a neuro-developmental account”, Trends Cogn Sci., 2006, 10:175-81.
[13] Henri V, Henri C, « Enquête sur les premiers souvenirs de l›enfance », L’Année psychologique, 1896, 3, 1re partie (« Mémoires originaux »), 184-198.
[14] Waldfogel S, “The frequency and affective character of childhood memories”, Psychological Monographs : General and Applied, 1948, 62:i-39.
[15] French C, “(False) Memories of Childhood : Part 1”, The Skeptic magazine, 10 octobre 2017.
[16] Loftus E, Ketcham K, Le syndrome des faux souvenirs et le mythe des souvenirs refoulés, Ed. Exergue, 1997, p. 22.
[17] Shaw J, “Why Do We Forget ?”, Scientific American, 12 septembre 2016. Sur blogs.scientificamerican.com
[18] Lilienfeld SO, Lynn SJ, Ruscio J, Beyerstein BL, 50 Great Myths of Popular Psychology, Wiley Blackwell, 2012.
[19] Loftus E, The fiction of memory, TED, 2013.
[20] Talarico JM, Rubin DC, “Confidence, not consistency, characterises flashbulb memories”, Psychological Science, 2003, 14:455-461.

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La Psychologie de la connerie

Jean-François Marmion (dir) - Éditions Sciences Humaines, 2018, 384 pages, 18 €

Un monde sans connards est possible ! En fait, non. Désolés. Mais ça n’empêche pas d’y réfléchir. La connerie, chacun la connaît : nous la supportons tous au quotidien. C’est un fardeau. Et pourtant les psychologues, spécialistes du comportement humain, n’ont jamais essayé de la définir. Mieux la comprendre pour mieux la combattre, tel est l’objectif de ce livre, même si nous sommes vaincus d’avance.

Des psys de tous les pays, mais aussi des philosophes, sociologues et écrivains, nous livrent ici leur vision de la connerie humaine. C’est une première mondiale. Et peut-être une dernière, profitez-en !

Sous la direction de Jean-François Marmion, psychologue et rédacteur en chef de la revue Le Cercle Psy.

Avec les contributions de : Dan Ariely, Brigitte Axelrad, membre du Comité de rédaction de Science et pseudo-sciences, Laurent Bègue, Claudie Bert, Stacey Callahan, Jean-Claude Carrière, Serge Ciccotti, Jean Cottraux, Boris Cyrulnik, Antonio Damasio, Sebastian Dieguez, Jean-François Dortier, Pascal Engel, Howard Gardner, Nicolas Gauvrit, Alison Gopnik, Ryan Holiday, Aaron James, François Jost, Daniel Kahneman, Pierre Lemarquis, Jean-François Marmion, Patrick Moreau, Edgar Morin, Tobie Nathan, Delphine Oudiette, Emmanuelle Piquet, Pierre de Senarclens, Yves-Alexandre Thalmann.

D’après la présentation de l’éditeur

1 Le cuirassé Potemkine est un film soviétique muet réalisé par Sergueï Eisenstein en 1925. Il traite de la mutinerie du cuirassé Potemkine en 1905, de l’insurrection et de la répression qui s’ensuivirent dans la ville. La scène la plus célèbre du film est le massacre de civils sur les marches de l’escalier monumental d’Odessa. Mais cette scène n’a en réalité jamais eu lieu.

2 Julia Shaw est chercheuse associée à l’University College London. Elle est l’auteure de The Memory Illusion : Remembering, Forgetting, and the Science of False Memory (2017), traduit en 14 langues.


Thème : Psychologie

Mots-clés : Psychologie