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Histoire de la « psychothérapie centrée sur la personne »

Publié en ligne le 22 décembre 2023 - Psychologie -
PSYCHOLOGIE SCIENTIFIQUE

La « psychothérapie centrée sur la personne » (PCP) désigne une thérapie développée par le psychologue américain Carl Rogers (1902-1987) à partir des années 1940. Dès le début de sa carrière, Rogers a utilisé le terme « client » contrairement aux autres thérapeutes qui parlaient de « patient », « malade », « névrosé » ou « analysé ». Il estimait que le mot « patient » évoque une situation médicale, où un « malade », passif, doit se montrer « patient », suivre une ordonnance ou subir un traitement. Son livre Client-centered therapy (1951) a lancé l’usage de ce terme, aujourd’hui courant chez les psychothérapeutes anglo-saxons non-médecins. Le mot évoque la relation d’un professionnel qui fournit un service moyennant rétribution à une personne en difficulté, qui prend des responsabilités et est actif.

La Confidence, Elizabeth Jane Gardner Bouguereau (1837-1922)

En 1959, Rogers a participé à un colloque de l’Association américaine de psychologie sur la « psychologie existentielle ». Ce courant, qui s’inspire de la philosophie existentialiste, s’est développé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en réaction à la psychanalyse et au comportementalisme jugés trop déterministes. Les psychologues de cette orientation réagissaient à l’idée que l’être humain est le produit, passif et impuissant, de processus internes (l’inconscient, les pulsions, les complexes) ou de conditionnements externes (le contexte physique, l’environnement social, l’éducation). Pour eux, l’être humain est capable d’orienter son existence en prenant du recul face aux situations, en élaborant des projets et en expérimentant de nouveaux modes d’action. Aux États-Unis, ce courant a souvent été appelé « Humanistic psychology ». Deux ans après ce colloque, Rogers a publié On Becoming a Person, traduit sous le titre Le Développement de la personne [1]. En 1977, il a publié On personal power, traduit par : Un manifeste personnaliste [2]. Il a continué à utiliser le mot « client », mais a appelé désormais sa thérapie « centrée sur la personne », le terme « personne » évoquant la conscience de soi, la communication avec autrui et la capacité de choix personnels. Rogers estimait essentiel que le client ressente la thérapie comme la rencontre de deux « personnes » et non comme une consultation où il est « juste un autre patient ».

Courte biographie de Rogers

Rogers a commencé des études de pasteur protestant, qu’il a interrompues pour étudier la pédagogie et la psychologie clinique à l’université Columbia. En 1925, il s’est formé à la psychanalyse freudienne tout en travaillant dans un institut de guidance d’orientation psychanalytique. Au fil des ans, il a développé une conception qui s’est progressivement éloignée de la psychanalyse. En 1940, il a été nommé professeur de psychothérapie à l’université de l’État de l’Ohio à Colombus. Il écrit alors Counseling and Psychotherapy (1942), qui marque sa rupture avec le freudisme. Il a ensuite enseigné aux universités de Chicago (1945) et du Wisconsin (1957).

Parallèlement à ses activités académiques, il pratique le « counseling » (entretiens d’aide et de conseils) et la psychothérapie. En 1947, il préside l’Association américaine de psychologie. À partir des années 1960, il s’est de plus en plus intéressé à la pédagogie et au développement d’une conception « humaniste » de la psychologie, qui annonce ce qu’on appelle aujourd’hui la « psychologie positive ». Au terme d’une analyse statistique des noms des psychologues du XXe siècle cités dans les publications universitaires de psychologie (revues et manuels), une équipe de chercheurs a établi que Rogers occupe la 6e place après, dans l’ordre, Skinner, Piaget, Freud, Bandura et Festinger [3].

Une conception opposée à celle de Freud

Freud a abordé les patients avec davantage de respect que la majorité des médecins de son époque : il a écouté leur histoire individuelle avec patience et sans jugement moral. Toutefois, cette relation est fondamentalement asymétrique et autoritaire. Freud écrit dans son dernier livre – en quelque sorte son testament [4] : « Bien des névrosés sont restés si infantiles que, même dans l’analyse, ils ne peuvent être traités que comme des enfants. » Il ajoute que l’analyste doit donc « assumer diverses fonctions, en tant qu’autorité et substitut des parents, en tant que maître et éducateur ».

Pour Rogers, le traitement doit être une relation de personne à personne, la plus respectueuse possible. Il a remplacé la position couchée sur un divan, par le face-à-face, qui permet au client de constater le degré d’attention que lui accorde le thérapeute. Il s’est abstenu d’interprétations démasquantes, soi-disant « profondes », déduites d’une théorie dogmatique, raison pour laquelle il a qualifié sa conception, au début, de « non directive ». En 1951, reconnaissant qu’un thérapeute ne peut s’abstenir réellement d’orienter, ne fût-ce que par de légers marmottements du genre « mhm », il a alors abandonné cette dénomination et a parlé de « thérapie centrée sur le client ».

Pour Freud, l’Homme est fondamentalement aliéné, c’est la marionnette d’un inconscient dont il ignore l’essentiel, à moins d’avoir réalisé une longue analyse sous la direction d’un ²Freudien patenté. Freud renvoie toujours à un arrière-monde dont seuls lui et les disciples fidèles détiennent la clé.

Rogers admet l’existence d’expériences non conscientes ou « non symbolisées », mais il ne se réfère pas du tout à une « entité interne, relativement autonome et pourvue de pouvoirs et de desseins à elle » [5]. Un principe clé de sa thérapie est de favoriser la verbalisation d’expériences et la prise de conscience de sentiments, grâce au climat de sécurité psychologique instauré par le thérapeute.

Trois attitudes fondamentales d’un thérapeute efficace

En 1957, Rogers a publié un article où il soutenait que trois attitudes du thérapeute sont nécessaires et suffisantes pour amener un changement thérapeutique : l’authenticité (genuineness), la considération inconditionnellement positive (unconditional positive regard) et la compréhension empathique (empathic understanding) [6]. Ce sera la publication la plus citée de Rogers.

Par « authenticité », Rogers entend le fait que le thérapeute doit s’impliquer entièrement dans sa relation avec le client et faire preuve d’un « optimum de chaleur ». Il met toutefois en garde contre un excès de chaleur que le thérapeute ne peut maintenir longtemps et qui mène facilement à des complications affectives et des relations intimes qui n’ont pas leur place dans une thérapie. Il s’oppose ainsi à Freud qui a fait de la froideur des sentiments (Gefühlskälte) une règle technique : « Je ne saurais recommander avec assez d’insistance aux collègues de prendre pour modèle pendant le traitement psychanalytique le chirurgien qui met de côté tous ses affects et même sa compassion humaine, et qui fixe un seul but aux forces de son esprit : effectuer l’opération en se conformant le plus possible aux règles de l’art » [7]. À noter que l’expression « neutralité bienveillante », utilisée par certains psychanalystes, n’apparaît pas chez Freud [8].

L’authenticité désigne également le fait que le thérapeute est conscient de ce qu’il ressent en présence du client et ose reconnaître ses limites et ses faiblesses. Le terme signifie encore que le thérapeute peut, occasionnellement, révéler au client ses sentiments sur la situation et sur certains comportements du client, par exemple son ennui lorsque celui-ci ne cesse de se répéter. Rogers précise que ce genre de révélation ne peut se faire que « quand c’est opportun » [9].

La « considération inconditionnellement positive » procède de la distinction entre l’identité de la personne et ses comportements. Le thérapeute ne se positionne pas comme représentant d’une norme. Il accepte le client en tant que personne, quels que soient les sentiments et les paroles de celui-ci, ce qui n’implique pas que le thérapeute approuve toutes les actions accomplies en dehors de la thérapie. Le client peut dès lors exprimer tout ce qu’il ressent (désirs, envies, peurs, hostilité, honte, etc.), contrairement à ce qui se passe habituellement dans la vie quotidienne.

Ennui, Walter Sickert (1860-1942)

La « compréhension empathique » signifie que le thérapeute essaie de comprendre ce que le client éprouve, son monde vécu et son cadre de référence. Pour qu’elle soit thérapeutique, le thérapeute exprime sa compréhension par l’attitude et la parole. Il pratique la technique du reflet (ou du miroir) : il reformule des propos du client de façon à lui permettre de mieux comprendre ses propres réactions (croyances, affects, vécus corporels), de les élucider, de les réorganiser et d’éventuellement les remplacer par d’autres.

La formulation de ces attitudes fondamentales a eu un impact considérable sur des pratiques psychothérapeutiques de diverses orientations. En 2007, la revue Psychotherapy : Theory, Research, Practice, Training lui a consacré un numéro spécial. On y trouve notamment un article de Marvin Goldfried (université de New York à Stony Brook), un des plus grands noms du comportementalisme, rendant hommage à la perspicacité de Rogers [10]. Un grand nombre de recherches empiriques ont en effet montré que ces facteurs, même s’ils ne sont pas toujours suffisants, contribuent à l’efficacité d’une psychothérapie, qu’elle soit systémique, cognitivo-comportementale ou autre, et que leur absence favorise l’effet de détérioration dans le fonctionnement du client [11]. Pour cette raison, ces facteurs ont été appelés « communs », « non spécifiques » ou encore « conditions de base » (“core conditions”).

Rogers, pionnier de la recherche scientifique en psychothérapie

Une différence capitale entre Rogers et Freud est le souci de vérification méthodique des résultats de ses psychothérapies et de celles de ses élèves et, d’autre part, la recherche des facteurs efficaces des thérapies. À vrai dire, pour le second type de recherches, Freud ne disposait pas des outils à la disposition de Rogers : le miroir sans tain (one-way mirror), qui permet de voir le thérapeute à l’œuvre sans être vu, et des enregistrements magnétophoniques, qui peuvent être retranscrits mot à mot avec les intonations (notamment les « mhm ») et ensuite soigneusement analysés. Rogers a réalisé des films de séances de thérapie et des enregistrements vidéo à des fins de recherche et d’enseignement. Il a également utilisé la technique des jeux de rôle : durant 10 à 15 minutes, un thérapeute en formation endosse le rôle d’un client qui décrit ses difficultés, tandis qu’un autre apprenant adopte le rôle de thérapeute. Cette activité se fait de préférence dans un petit groupe où les membres discutent après le jeu [12].

Une série de recherches de Rogers sur sa thérapie ont été réalisées par ses doctorants et publiées dans des revues de psychologie scientifique. Parmi les premières : l’efficacité des « réponses en miroir » pour une meilleure compréhension de soi [13] ; la diminution de l’importance accordée au jugement d’autrui à la suite de la thérapie [14] ; la diminution, suite à la thérapie, de la réaction physiologique – mesurée par le réflexe psycho-galvanique 1 – à des frustrations réalisées en laboratoire (des étudiants soumis, à différents moments de la thérapie, à des tests censés mesurer leur intelligence étaient régulièrement mis en échec par l’expérimentateur) [15] ; la corrélation entre les attitudes du thérapeute et le succès de thérapies [16]. En 1956, Rogers a reçu le prix de l’American Psychological Association pour sa contribution scientifique de premier plan.

Deux femmes au miroir (Marthe réprimande sa sœur Marie), Orazio Gentileschi (1563-1639)

Rogers, qui menait des recherches avec l’aide d’assistants et d’étudiants, a quitté le milieu universitaire en 1963 pour se consacrer entièrement à la thérapie et à la formation de praticiens. Il en a résulté un creux dans les recherches jusque dans les années 1990. Ensuite la multiplication des études empiriques comparables à celles de la « médecine basée sur des preuves » et des comportementalistes ont incité des praticiens de la PCP à reprendre activement des recherches sur les effets et les processus, sous peine d’être dévalorisés ou exclus d’institutions de soins dans les pays anglo-saxons et de ne pas obtenir le remboursement des traitements par l’assurance maladie.

Les études sur l’efficacité de la PCP

Les études quantitatives sur la PCP se sont nettement multipliées depuis un quart de siècle. S’y sont ajoutées des méthodes qualitatives, notamment la prise en compte de l’expérience vécue des clients au cours de la thérapie et après sa terminaison. Ces recherches ont largement confirmé l’importance des attitudes formulées par Rogers et ont mis en évidence l’importance de quelques autres variables, comme l’apprentissage de la prise de conscience des sensations corporelles porteuses de sens, la qualité de l’« alliance thérapeutique » (le sentiment de collaboration entre le thérapeute et le client en vue d’objectifs fixés), le sentiment d’empowerment (l’auto-responsabilité). Globalement, les recherches montrent des gains importants par rapport aux personnes qui ne suivent pas de thérapie. Ces gains ont tendance à persister plutôt qu’à s’estomper au fil du temps [17]. Les chercheurs reconnaissent toutefois la supériorité des thérapies cognitivo-comportementales pour les troubles anxieux et surtout les phobies, qui réclament une thérapie structurée et une confrontation méthodique aux situations anxiogènes [18]. Il en va de même pour les états limites (relations interpersonnelles instables, réactions émotionnelles violentes et inappropriées, comportements autodestructeurs) [19].

Situation actuelle

La PCP a connu un vif intérêt aux États-Unis et décliné à la fin du siècle dernier à cause notamment du succès grandissant des thérapies comportementales et cognitives (pour une présentation de ces thérapies, voir [20], et dans les formations universitaires [21]). En France, l’hégémonie de la psychanalyse a été un obstacle à une large diffusion de la PCP. Toutefois, cette thérapie continue à être enseignée (par exemple en France dans plusieurs instituts privés ; en Belgique notamment à l’université de Louvain). De nouveaux développements sont apparus, dont un des plus fructueux est « l’entretien motivationnel » développé dans les années 1980 par William Miller (université du Nouveau-Mexique) et Stephen Rollnick (université de Cardiff) [22] (34 400 entrées dans Google Scholar pour « Miller Rollnick motivational interviewing » le 3-6-2023). Il vise à soutenir les personnes dépendantes de l’alcool ou d’autres substances addictives dans leur désir de libération. Pour un aperçu de ces nouveaux développements, on pourra consulter, d’Emmanuelle Zech, Gaston Demaret, Jean-Marc Priels et Claire Demaret-Wauters : Psychothérapie centrée sur la personne et expérientielle. Fondements et développements contemporains (De Boeck, 2021).

Références


1 | Rogers CR, Le Développement de la personne, Dunod, 1966.
2 | Rogers CR, Un manifeste personnaliste, Dunod, 1984.
3 | Haggbloom S et al., “The 100 most eminent psychologists of the 20th century”, Review of General Psychology, 2002, 6 :135-52.
4 | Freud S, Abrégé de psychanalyse, PUF, 1938.
5 | Rogers C, Kinget M, Psychothérapie et relations humaines, Nauwelaerts, 1965.
6 | Rogers CR, “The necessary and sufficient conditions of therapeutic personality change”, Journal of Consulting Psychology, 1957, 21 :97-103.
7 | Freud S, Laine T, « Conseils au médecin dans le traitement psychanalytique » in Œuvres complètes t.11, PUF, 2009, 145-54.
8 | Laplanche J, Pontalis JB, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967.
9 | Rogers CR, “The interpersonal relationship : the core of guidance”, Harvard Educational Review, 1962, 32 :416-29.
10 | Goldfried MR, “What has psychotherapy inherited from Carl Rogers ?”, Psychotherapy : Theory, Research, Practice, Training, 2007, 44 :249-52.
11 | Zech E, « Que reste-t-il des conditions nécessaires et suffisantes au changement thérapeutique ? : une synthèse des évaluations critiques réalisées 50 ans après l’article de Rogers publié en 1957 », ACP Pratique et Recherche, 2008, 8 :31-49.
12 | Truax C, Carkhuff R, Toward effective counseling and psychotherapy : training and practice, Aldine, 1967.
13 | Bergman DV, “Counseling method and client responses”, Journal of Consulting Psycholoy, 1951, 15 :216-24.
14 | Raskin NJ, “An objective study of the locus-of-evaluation factor in psychotherapy”, in Personality monographs, Vol. 3. Success in psychotherapy, Grune & Stratton, 1952, 143-62.
15 | Thetford WN, “An objective measurement of frustration tolerance in evaluating psychotherapy”, in Personality monographs, Vol. 3. Success in psychotherapy, Grune & Stratton, 1952, 26-62.
16 | Halkides G, An investigation of therapeutic success as a function of four therapist variables, Thèse, Université de Chicago, 1958.
17 | Angus L et al., “Humanistic psychotherapy research 19902015 : from methodological innovation to evidence-supported treatment outcomes and beyond”, Psychotherapy Research, 2015, 25 :330-47.
18 | Berthoud L et al., « L’efficacité thérapeutique des PCPE : validation, méthodes et apports », in Psychothérapie centré sur la personne et expérientielle, De Boeck, 2021, 151-68.
19 | Cottraux J et al., “Cognitive therapy versus Rogerian supportive therapy in borderline personality disorder”, Psychotherapy and Psychosomatics, 2009, 78 :307-16.
20 | Rillaer J, « Les thérapies cognitivo-comportementales », SPS n° 308, avril 2014. Sur afis.org
21 | Levy KN, Anderson T, “Is clinical psychology doctoral training becoming less intellectually diverse ?”, Clinical Psychology : Science and Practice, 2013, 20 :211-20.
22 | Miller W, Rollnick S, L’Entretien motivationnel : aider la personne à engager le changement, Intereditions, 2019.

1 Le réflexe psycho-galvanique ou électrodermal est la diminution de la résistance électrique de la peau dans les parties du corps riches en glandes sudoripares, à la suite d’une activation du système orthosympathique. La mesure se fait par un psychogalvanomètre. Des électrodes sont placées sur la main.


Thème : Psychologie

Mots-clés : Psychanalyse