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L’origine des troubles mentaux

Publié en ligne le 26 août 2021
L’origine des troubles mentaux

La psychiatrie au miroir de l’évolution

Randolph M. Nesse
Editions Markus Haller, 2021, 456 pages, 27 €

En biologie, il existe deux manières complémentaires de comprendre le fonctionnement d’une maladie. On peut s’interroger sur ses causes proximales (comment fonctionne le corps et comment le réparer ?), ou se demander s’il existe une fonction adaptative de nos réactions physiologiques. C’est cette deuxième perspective, appliquée à la psychiatrie, qu’adopte le psychiatre Randolph M. Nesse en se demandant pourquoi la sélection naturelle a laissé dans notre corps des éléments vulnérables aux troubles mentaux ?

La thèse défendue par l’auteur de L’origine des troubles mentaux repose sur les hypothèses darwinistes : si certains individus sont dotés d’un gène qui augmente le nombre de leurs descendants à la génération suivante, ce gène se répandra davantage que les autres et, à terme, sera surreprésenté dans la population. Le succès de ces gènes dépend donc de l’avantage qu’ils procurent dans un environnement donné. Une grande partie de nos mécanismes physiologiques et psychologiques pourraient donc s’expliquer par les contraintes rencontrées par nos ancêtres dans l’environnement passé.

De la même manière que la fièvre est une réponse physiologique à la présence de microbes dans notre corps – la toux permettant leur évacuation –, les émotions négatives qui sous-tendent les troubles mentaux (anxiété, stress, dépression) sont des réactions comportementales qui, dans l’environnement ancestral, ont pu augmenter nos chances de survie et donc de reproduction. L’absence de stress peut par exemple conduire un individu à risquer sa vie, de même que l’absence de jalousie peut menacer son succès reproducteur. Les humeurs basses caractéristiques de l’état dépressif auraient pu permettre aux individus ayant connu un traumatisme (perte d’un proche, choc économique) de conserver leurs ressources existantes et de limiter les risques pris par le retirement de toute activité et son émotion sous-jacente – la perte de motivation. Notons sur ce point que si R. M. Nesse explique les dépressions causées par un choc externe, il ne rend toutefois pas compte des dépressions dysfonctionnelles qui surviennent en l’absence de traumatismes de cette ampleur 1.

Même quand elles paraissent excessives et trompeuses, certaines émotions négatives ont pu, selon l’auteur, avoir une fonction adaptative. L’anxiété se déclenche souvent sans raison (faux positif 2) car le risque qu’elle ne se déclenche pas au moment opportun (faux négatif) est plus important que le coût qu’elle se déclenche à tort. L’anxiété conduit donc à des représentations erronées mais reste optimale pour notre survie.

Si l’approche évolutionnaire des troubles mentaux peut paraître déroutante, c’est qu’il existe un contresens répandu sur le mécanisme de la sélection naturelle. Le comportement humain a été façonné par l’évolution, lui permettant de maximiser le nombre de descendants capables de se reproduire à leur tour, quel qu’en soit l’effet sur notre santé mentale. Que ces troubles mentaux affectent notre bien-être n’enlève donc rien à leur caractère évolué.

L’environnement ancestral dans lequel ces mécanismes ont évolué est bien différent du nôtre, et leur caractère adaptatif pourrait donc être obsolète de nos jours. Par exemple, nos envies de sucre étaient adaptatives dans l’environnement ancestral où les aliments riches en sucre étaient rares, mais peuvent conduire à de graves problèmes d’obésité et de diabète aujourd’hui. De manière générale, de nombreux traits hérités de l’évolution ne sont plus adaptés à la société actuelle et pourraient expliquer certaines pathologies modernes : diabète, tabagisme, toxicomanie ou troubles alimentaires. L’exemple de l’anorexie permet à ce titre de comprendre comment des dispositions psychologiques évoluées peuvent expliquer les variations des troubles psychiatriques. D’abord, l’anorexie est un trouble surreprésenté chez les femmes de classe supérieure. Il pourrait être une forme extrême de compétition féminine pour les ressources reproductives (renforcée par les normes de beauté de notre société) et pour le statut (le contrôle de soi étant une valeur centrale des classes supérieures). La privation de nourriture serait également une stratégie utile dans certaines conditions pour stocker de la nourriture en cas de famine. Cette hypothèse expliquerait un des symptômes de l’anorexie : le stockage de sucreries jamais consommées. Ce comportement est toutefois mal calibré chez les personnes anorexiques puisqu’elles reportent sans cesse leur consommation jusqu’à mettre leur vie gravement en danger. L’anorexie est enfin un trouble typique des sociétés modernes, les deux formes de compétition mentionnées plus haut étant accentuées dans les sociétés de grande échelle qui connaissent une plus forte densité de population et donc une augmentation du nombre de concurrents.

Dans cette veine, on regrette toutefois que l’auteur n’explicite pas le lien, pourtant bien établi, entre certaines caractéristiques de l’environnement social et culturel et la prévalence de certaines maladies psychiques. Il aurait été par exemple intéressant d’expliquer pourquoi ces mécanismes hérités deviennent particulièrement inadaptés dans certains environnements comme celui des sociétés à haut niveau d’inégalités socio-économiques, dans lesquelles les taux de suicides et comportements à risque sont plus élevés 3, 4.
L’auteur rappelle enfin un point épistémologique important concernant la classification des maladies mentales. Les émotions négatives, comme l’anxiété, ne devraient pas être considérées comme des troubles mais comme des défenses protectrices, tout comme le sont les symptômes physiologiques (toux, fièvre) en médecine. En plus d’être un tournant épistémique, comprendre la fonction des troubles mentaux et leur mécanisme grâce à la biologie évolutionnaire ne pourrait qu’améliorer la conception de thérapies pour les soigner : informer les patients atteints de crises de panique que celles-ci viennent d’une surdétection d’un risque (faux positif) permettrait, selon l’expérience de l’auteur, de réduire ces symptômes chez un quart de ses patients.

1 Faucher L, “Darwinian blues : Evolutionary psychiatry and depression”, in Sadness or Depression ?, Springer, 2016, 69-94.

2 Lorsque les individus détectent des signaux, ils peuvent commettre des erreurs. Le premier type d’erreur consiste à détecter la présence du signal lorsque celui-ci est absent (faux positif), le second type revient à ne pas le détecter lorsqu’il est présent (faux négatif). Les crises de panique en l’absence de danger sont un exemple de faux positif – de même que l’alarme incendie qui se déclenche sans raison, d’où l’analogie utilisée par l’auteur.

3 Case A, Deaton A, Deaths of Despair and the Future of Capitalism, Princeton University Press, 2020.

4 Wilkinson R, Pickett K, The inner level : How more equal societies reduce stress, restore sanity and improve everyone’s well-being, Penguin Books, 2020.