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Le trac de l’orateur : facteurs et traitement

Publié en ligne le 4 septembre 2024 - Psychologie -
PSYCHOLOGIE SCIENTIFIQUE
Chronique de Jacques Van Rillaer

Le trac est le sentiment d’anxiété éprouvé avant ou pendant une épreuve. Nous examinons ici celui de l’orateur. Vu la banalité du trac, on le considère comme une forme normale ou modérée d’anxiété ou de phobie sociale. Dans la 5e édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’Association américaine de psychiatrie, l’expression « phobie sociale », considérée comme synonyme d’« anxiété sociale », est définie ainsi : « peur ou anxiété intenses d’une ou de plusieurs situations sociales durant lesquelles le sujet est exposé à l’éventuelle observation attentive d’autrui ». Ce trouble varie depuis une légère appréhension jusqu’à la peur paralysante et à l’évitement systématique des situations inductrices.

Certaines personnes sont mal à l’aise dans la majorité des interactions sociales, mais la plupart ne le sont que dans des situations particulières. On peut avoir peur de parler en public sans avoir d’autres phobies sociales [1].

Certaines personnes ont une peur de parler en public qui les fait renoncer à une profession ou à une promotion. Celles qui sont tenues de parler régulièrement en public et qui usent alors d’alcool ou d’anxiolytiques peuvent développer une dépendance problématique. La fréquence varie selon les enquêtes : aux États-Unis, on cite des proportions de trac invalidant allant de 20 à 85 % [2]. Il existe de nettes différences selon les cultures. La comparaison d’étudiants coréens, américains et japonais montre que les premiers ont le moins d’appréhension et les derniers le plus. Les auteurs de cette étude avancent comme hypothèses explicatives que les Coréens sont assertifs et aiment communiquer, tandis que les Japonais, ayant une forte solidarité, sont dispensés de fréquentes expressions verbales. Chez ces derniers « le silence est d’or » [3].

Facteurs du trac de l’orateur

La plupart des psychologues estiment qu’un comportement est fonction d’un ensemble de variables : les caractéristiques de la situation, l’équipement génétique, l’état de l’organisme, les schémas d’interprétation, les expériences antérieures et le répertoire comportemental.

La réaction de peur dépend du type de situation : le nombre d’auditeurs, la familiarité avec le public, le degré d’expertise du public par rapport à celui de l’orateur, etc. Une des pires situations est de faire un exposé devant des gens qui ont un statut social élevé et qui vont émettre un jugement ayant des conséquences importantes pour l’orateur.

Les prédispositions génétiques
La peur et l’anxiété sont des réactions génétiquement programmées. Elles suscitent l’attention au danger et préparent l’organisme à réagir vigoureusement.

De nettes différences interindividuelles apparaissent dès le plus jeune âge. Jérôme Kagan (université Harvard) a mené des recherches sur l’« inhibition comportementale » chez les enfants. Les « inhibés » (environ 15 % des enfants blancs américains) présentent dès le quatrième mois une plus forte réactivité cardiovasculaire en présence de stimuli nouveaux. Ils pleurent plus facilement dans des situations nouvelles. J. Kagan a vérifié que cette disposition se maintient au moins jusqu’à huit ans [4].

Croquis pour servir à illustrer l’histoire de l’éloquence (Jaurès à la tribune), Albert Éloy-Vincent (1868-1945)

Des recherches par questionnaires montrent que l’anxiété sociale et le trac sont en corrélation avec deux traits de personnalité : introversion (évitement des relations sociale, tendance à se centrer sur soi-même, timidité) et neuroticisme (instabilité émotionnelle, prédisposition aux troubles anxieux et dépressifs) [5].

L’état de l’organisme
Passons sur des variables comme la fatigue et le taux de glycémie pour nous arrêter à l’état du système orthosympathique, la partie du système nerveux qui produit une activation physiologique en cas d’émotions « actives » (peur, colère, excitation sexuelle, etc.). L’activation provoquée par une situation intensifie à son tour ces émotions.

Si le système orthosympathique se trouve stimulé, par exemple par une injection d’adrénaline, les affects seront intensifiés tandis que leur qualité dépendra des cognitions générées par la situation 1. Dans une situation de laboratoire, les sujets qui sont calmes ressentiront seulement des symptômes physiques : accélération cardiaque, impression de chaleur, etc. En revanche, s’ils perçoivent à ce moment-là une menace, leur peur sera plus intense que s’ils n’avaient pas reçu cette injection ou s’ils avaient absorbé un calmant. Si les sujets sont irrités et que leur système sympathique se trouve activé, ils éprouveront facilement de la colère [6]. En un mot : l’intensité des affects est déterminée à la fois par les cognitions provoquées par la situation et par le degré d’activation orthosympathique.

Des sources d’activation physiologique sont largement ignorées du public et, de ce fait, génératrices de troubles psychologiques. Les sources les plus courantes sont les substances psychostimulantes (la caféine, la nicotine, les amphétamines), des stimuli environnementaux (des bruits répétés ou continus, les embouteillages, la surpopulation), des processus physiologiques (une respiration trop rapide, un tonus musculaire excessif).

Se trouver « exposé » au jugement d’autrui en faisant un « exposé » provoque une activation physiologique chez la plupart des gens. Toutefois, l’effet de l’activation varie considérablement selon qu’elle est vécue comme de la peur, du dynamisme, une énergie facilitatrice ou l’euphorie de se sentir au centre de l’attention. Quand on compare des personnes qui ont le même rythme cardiaque durant un exposé, on constate que certaines sont angoissées tandis que d’autres sont enthousiastes [7].

Les cognitions
Certaines pensées typiques des personnes qui souffrent du trac se retrouvent dans une étude sur 500 Canadiens [8] : 80 % disent redouter de trembler ou de montrer d’autres signes d’anxiété, 74 % craignent d’avoir la tête vide, 64 % ont peur de perdre le contrôle de soi, de faire ou dire des choses embarrassantes, 63 % redoutent de ne pas pouvoir continuer, 59 % craignent de dire des bêtises.

L’impact de l’activation dépend largement du degré de centration sur soi et sur les réactions corporelles. De façon générale, une forte autoattention caractérise la plupart des troubles émotionnels [9]. Elle caractérise le trac. Michael Motley, professeur de communication à l’université Davis de Californie, a mené des recherches qui montrent que les personnes qui ont une peur intense de parler devant un public restent centrées, à l’approche et durant la prestation, sur elles-mêmes, sur leurs expressions corporelles et leurs émotions [10]. Ce n’est pas un hasard si le terme anglais « self-consciousness » désigne à la fois la conscience de soi et la gêne, l’embarras, la timidité.

Les personnes émotives, anxieuses et phobiques sociales perçoivent mieux que les autres leurs réactions corporelles internes. Dans un groupe de personnes qui ont à peu près le même rythme cardiaque, les premières évaluent mieux les variations de ce rythme. Elles sont plus sensibles à leurs réactions viscérales [11].

Par ailleurs, les personnes socialement anxieuses surestiment l’observabilité de leurs réactions d’anxiété [12]. Elles donnent des évaluations de leurs prestations d’élocution qui sont souvent inférieures à celles données par leurs auditeurs [13]. En outre, après un exposé, elles ont tendance à réfléchir ou ruminer de façon très critique [14].

Les expériences passées
La phobie de l’orateur peut trouver son point de départ dans une expérience traumatisante ou dans une accumulation d’événements « subtraumatiques ». L’anxiété éprouvée au moment d’un exposé suscite le rappel d’expériences pénibles et favorise la prophétie auto-réalisatrice d’une prestation décevante. Un facteur essentiel est l’attribution causale des échecs passés : l’auto-attribution handicape bien plus lourdement qu’une attribution au manque d’habitude ou à des facteurs externes [15].

Le répertoire comportemental
Les individus diffèrent quant à leurs possibilités de réactions face à des difficultés : évitement, fatalisme, auto-reproches, prières, usage d’un talisman, humour, attitude de défi, courage (adopter un comportement malgré la peur), persévérance. Les comportements le plus souvent adoptés s’apprennent surtout par imitation, en particulier des parents.

Traitement

La modification d’un comportement peut se faire en agissant sur une variable dont il est fonction, mais il est généralement plus efficace d’agir sur plusieurs variables.

Le désir de communiquer des informations
Bon nombre de chercheurs concluent qu’une variable essentielle, sinon la plus importante, est de se défaire de la préoccupation de réaliser une bonne performance sur laquelle on va être sévèrement jugé, au profit du désir de communiquer des informations que l’on estime intéressantes ou importantes [16]. Ce changement s’effectue par le dialogue intérieur, le principal outil de gestion de soi [17].

Il importe de ne pas rester centré sur soimême et sur les réactions physiologiques interprétées comme un manque d’autocontrôle. Il s’agit de faire passer un message qui a de la valeur, plutôt que vouloir être valorisé par le public : parler comme on le fait avec des partenaires dans la vie quotidienne quand on souhaite convaincre et qu’on ne s’occupe pas des imperfections de langage.

Motley écrit que « contrairement à ces écoliers qui comptent le nombre de fois que leur camarade fait “euh” pendant qu’il récite la leçon devant la classe, la plupart des publics sont davantage intéressés à entendre ce que nous avons à dire qu’à évaluer notre habileté à parler » et « la qualité de loin la plus importante pour un exposé est de faire sentir aux auditeurs, non pas qu’on parle devant eux, mais bien qu’on parle avec eux » [18].

Pour éprouver la conviction qu’on transmet des informations importantes, il importe évidemment de bien connaître le sujet, de passer du temps à se préparer et à clarifier ses objectifs en fonction du public.

Le travail sur des croyances toxiques
Les peurs sous-jacentes au trac de l’orateur sont : perdre le contrôle de soi et être évalué négativement. Elles sont générées par ce que le célèbre psychothérapeute Albert Ellis appelle des « musts » rigides, des injonctions internalisées qui génèrent la dramatisation et l’« autodébilitation » [19].

Ellis a repéré une douzaine de croyances typiques des troubles émotionnels. Celles qu’il a placées en tête de sa liste sont : « Je dois toujours me contrôler parfaitement » et « Je dois toujours paraître intelligent et compétent ».

Le remède consiste à relativiser ces impératifs par la répétition d’auto-verbalisations de ce genre : « Il est avantageux et agréable de se gérer, mais ce n’est pas une catastrophe si je traverse un orage émotionnel et que des personnes le remarquent » ; « J’essaie d’être relativement compétent dans plusieurs domaines. En tant qu’être humain, je suis limité et j’ai droit à des erreurs. Il est essentiel que je m’estime moi-même. »

La gestion de l’activation physiologique
À moins d’être habitué, faire un exposé suscite généralement une activation physiologique qui perturbe dans la mesure où elle est vécue comme de l’angoisse. La solution pharmacologique réside dans les bêtabloquants, des antagonistes de l’adrénaline et de la noradrénaline. On peut la considérer comme un bon choix en cas de prestations stressantes exceptionnelles [20]. Il y a toutefois des contre-indications médicales.

Les comportementalistes proposent trois moyens pour diminuer l’activation physiologique : le contrôle de la respiration, le développement de la réaction de détente musculaire et l’évitement de psychostimulants (caféine, nicotine, etc.).

Certaines difficultés psychologiques proviennent d’une insuffisance respiratoire, mais le problème réside le plus souvent dans une respiration excessive par rapport aux dépenses énergétiques [21]. Réduire le rythme de la respiration et surtout de l’expiration dès qu’on sent « monter » l’angoisse est généralement une stratégie cruciale.

La capacité de diminuer en quelques secondes le tonus musculaire facilite considérablement la gestion des émotions. Cette compétence requiert un apprentissage méthodique. La première phase consiste à se relaxer au cours de séances quotidiennes d’environ vingt minutes. Ensuite on apprend, par étapes, à se détendre de plus en plus rapidement. Enfin, on s’exerce à diminuer en quelques secondes son degré de tension dans des situations de plus en plus stressantes. Comme telles, des séances de relaxation ont peu d’effet sur une phobie : il faut s’entraîner à se décontracter rapidement dans diverses situations de la vie quotidienne [22].

Il importe de savoir que l’anxiété est généralement la plus forte tout juste avant de commencer l’exposé. Il en va ici comme chez les parachutistes débutants : l’angoisse augmente à mesure qu’ils approchent du moment du saut, elle est maximale au moment de sauter (le signal « ready »), mais elle diminue dès le saut, avant même l’ouverture du parachute [23]. L’immobilité précédant la prestation laisse libre court à la conscience des réactions corporelles, qui dès lors s’intensifient, tandis que l’action redirige l’attention vers l’extérieur.

Les exercices comportementaux
La meilleure façon de changer des schémas cognitifs en profondeur est la répétition d’actions selon une hiérarchie de difficulté. Il est utopique d’attendre le moment où l’on n’aurait plus le trac pour se lancer. Se rappeler l’adage « no pain, no gain », pas de progrès sans douleur.

L’idéal est de commencer par des petits exposés devant quelques personnes qui ont la même difficulté. Un exercice facile pour commencer est que chacun présente une courte biographie d’un autre participant après s’être entretenu avec lui. Ensuite, on fait des exposés de durée croissante, par exemple devant des membres de la famille, puis des amis. L’information en retour devrait comporter plusieurs points positifs et la suggestion de quelques comportements à modifier. À ce sujet, il importe de noter que, parmi les personnes qui participent à de tels exercices, celles qui souffrent d’un trac très intense se rappellent moins bien que les autres les remarques positives qui leur avaient été faites. Ce biais de la remémoration apparaît déjà une semaine plus tard [24].

Il ne faut pas être gêné d’avoir devant soi un plan détaillé des informations à transmettre. Mémoriser tout un texte ou le lire sont de mauvaises solutions. Au cours de l’exposé, il faut parler à une personne à la fois, en changeant régulièrement d’auditeur.

Les personnes capables de produire des images vivides lorsqu’elles imaginent des événements peuvent s’exercer à visualiser des situations d’exposé, selon une hiérarchie de difficulté. Ce faisant, elles régulent la respiration et réduisent le tonus musculaire [25]. C’est une des premières méthodes de thérapie comportementale, la « désensibilisation systématique » de Joseph Wolpe, inaugurée en 1958.

Conclusion

Le traitement du trac de l’orateur est une question d’apprentissage qui requiert des connaissances, un peu de courage et de la persévérance. La réussite du traitement favorise généralement la réduction d’autres phobies sociales. Le transfert de la compétence n’est pas automatique, mais il est facilité [26]. C’est tout bénéfice pour l’amélioration de l’estime de soi.

Références


1 | Blöte AW et al., “The relation between public speaking anxiety and social anxiety : a review”, Journal of Anxiety Disorders, 2009, 23 :305-13.
2 | Katz L, “Public speaking anxiety”, UTM Counseling and Career Services, 2000, 1 :1-3.
3 | Ishii S et al., “Oral communication apprehension among students in Japan, Korea and the United States”, Current English Studies, 1979, 19 :13-26.
4 | Kagan J, “Temperamental contributions to social behavior”, American Psychologist, 1989, 44 :668-74.
5 | Macintyre P, Thivierge K, “The effects of speaker personality on anticipated reactions to public speaking”, Communication Research Reports, 1995, 12 :125-33.
6 | Schachter S, Wheeler L, “Epinephrine, chlorpromazine and amusement”, Journal of Abnormal and Social Psychology, 1962, 65 :121-8.
7 | Gallego A et al., “Measuring public speaking anxiety : self-report, behavioral and physiological”, Behavior Modification, 2022, 46 :782-98.
8 | Stein M et al., “Public-speaking fears in a community sample”, Archives of General Psychiatry, 1996, 53 :169-74.
9 | Wells A, Matthews G, Attention and emotion : a clinical perspective, Psychology Press, 2014.
10 | Motley M, Overcoming your fear of public speaking, McGraw-Hill, 1995.
11 | Schandry R, “Heart beat perception and emotional experience”, Psychophysiology, 1981, 18 :483-8.
12 | McEwan K, Devins G, “Is increased arousal in social anxiety noticed by others ?”, Journal of Abnormal Psychology, 1983, 92 :417-21.
13 | Rapee RM, Lim L, “Discrepancy between self- and observer ratings of performance in social phobics”, Journal of Abnormal Psychology, 1992, 101 :728-31.
14 | Wells A, Clark DM, “Social phobia : a cognitive approach”, in Phobias, Wiley, 1997, 3-26.
15 | Storms M, McCaul K, “Attribution process and emotional exacerbation of dysfunctional behavior”, in Harvey et al. (eds) New directions in attribution research, L. Erlbaum, 1976, 143-64.
16 | Motley M, Molloy JL, “An efficacy test of a new therapy (‘Communication-Orientation Motivation’) for public speaking anxiety”, Journal of Applied Communication Research, 1994, 22 :48-58.
17 | Van Rillaer J, « Le dialogue intérieur : principal outil de gestion de soi », SPS n° 304, 2014. Sur afis.org
18 | Motley M, “Taking the terror out of talk”, Psychology Today, 1988, 22 :46-9.
19 | Ellis A, Reason and emotion in psychotherapy, Stuart, 1962.
20 | Elsey JWB et al., “Reconsolidation-based treatment for fear of public speaking : a systematic pilot study using propranolol”, Translational Psychiatry, 2020, 10 :179.
21 | Van Rillaer J, « Hyperventilation, attaques de panique et autres maux », SPS n° 306, 2013. Sur afis.org
22 | Goldfried M, “The use of relaxation and cognitive relabeling as coping skills”, in Behavioral self-management, Brunner-Mazel, 1977, 82-116.
23 | Fenz W, Epstein S, “Gradients of physiological arousal in parachutists as a function on an approaching jump”, Psychosomatic Medicine, 1967, 24 :33-51.
24 | Glazier B, Alden L, “Social anxiety disorder and memory for positive feedback”, Journal of Abnormal Psychology, 2019, 128 :228-33.
25 | Ayres J, “Does exposure to visualization alter speech preparation processes ?”, Communication Research Reports, 2000, 17 :366-74.
26 | Ebrahimi O et al., “Psychological interventions for the fear of public speaking : a meta-analysis”, Frontiers in Psychology, 2019, 10 :488.

1 Les psychologues utilisent parfois les termes « affect » et « émotion » comme des synonymes. Lorsqu’ils les distinguent, le premier désigne ce qui est ressenti, l’humeur, et le second un affect relativement intense, accompagné d’une activation sensible du système nerveux végétatif et hormonal (par exemple, la peur, la colère ou la joie).