L’universalisation par Freud de son complexe d’Œdipe
Publié en ligne le 14 décembre 2024 - Psychologie -Pour une partie du grand public, et même pour certains psychanalystes, le complexe d’Œdipe est le fait que les enfants entre trois et cinq ans aiment particulièrement le parent de sexe opposé et déclarent, par exemple, vouloir se marier avec lui : « Selon la théorie du complexe d’Œdipe, les petits garçons sont amoureux de leur mère et rivalisent avec leur père, et les petites filles sont amoureuses de leur père et rivalisent avec leur mère [même si] l’enfant continue de les aimer tous les deux » [1]. Le Dr Jean Chambry, pédopsychiatre à Gentilly, nuance : « Bien sûr, il ne faut pas prendre la situation au premier degré mais plutôt la voir comme une métaphore » [1].
Il n’y a là rien de révolutionnaire ni de choquant. Mais pourquoi diable Freud a-t-il écrit : « La psychanalyse, en révélant l’existence de ce complexe, a à coup sûr blessé les sentiments les plus sacrés de l’humanité et elle est en droit de s’attendre à une mesure correspondante d’incrédulité, de contestation et d’accusation. Aussi en a-t-elle eu sa large part. Rien d’autre ne lui a davantage nui dans la faveur des contemporains que la thèse du complexe d’Œdipe comme formation universellement humaine liée au destin » ? [2].
Le complexe d’Œdipe « freudien »
En fait, la version freudienne du complexe d’Œdipe n’a pas grand-chose à voir avec la version populaire, que l’on peut qualifier d’abâtardie. Freud entend par son complexe le fait que, vers cinq ans, tout garçon désire « mettre à mort le père (der Vater töten) et avoir une relation sexuelle avec la mère (mit der Mutter sexuell verkehren) » [3]. Il écrit dans son dernier livre : « Quand le garçon (à partir de deux ou trois ans) est entré dans la phase phallique de son développement libidinal, qu’il obtient de son membre sexuel des sensations voluptueuses et qu’il a appris à s’en procurer à volonté par la stimulation manuelle, il devient l’amant (Liebhaber) de la mère. Il souhaite la posséder corporellement (körperlich zu besitzen) dans les formes qu’il a devinées par ses observations et ses intuitions de la vie sexuelle, il cherche à la séduire en lui montrant son membre masculin qu’il est fier de posséder. En un mot, sa masculinité éveillée précocement cherche à remplacer auprès d’elle le père, qui de toute façon avait été jusque-là son modèle envié à cause de sa force corporelle et de l’autorité dont il le trouve revêtu. Son père est maintenant son rival. Il se trouve sur son chemin et il aimerait s’en débarrasser » [4].
Pour Freud, le complexe d’Œdipe est devenu le « complexe nucléaire » (Kernkomplex) dont les effets concernent l’ensemble de l’existence humaine et des institutions : « Dans le complexe d’Œdipe se conjoignent les commencements de la religion, de la moralité, de la société et de l’art, en parfaite concordance avec ce que constate la psychanalyse, à savoir que ce complexe forme le noyau de toutes les névroses » [5].
La naissance de l’idée du complexe d’Œdipe
La théorie du complexe d’Œdipe n’est pas l’aboutissement d’une série d’observations cliniques ! L’idée a germé chez Freud à la suite d’une lettre de son ami Wilhelm Fliess qui avait écrit que son fils, encore bébé, avait eu une érection en présence de sa mère nue. Freud, qui ignorait le caractère spontané de ce phénomène dès la naissance, l’interprète comme une excitation sexuelle provoquée par la mère. Il écrit à Fliess qu’il vient de se rappeler un événement comparable : « Entre deux ans et deux ans et demi, ma libido s’est éveillée envers matrem, et cela à l’occasion du voyage fait avec elle de Leipzig à Vienne, au cours duquel nous avons dû passer une nuit ensemble et où il m’a certainement été donné de la voir nudam » (3 octobre 1897) [6].
Freud revient dix jours plus tard sur ce souvenir et, conformément à sa façon habituelle de raisonner, il généralise sans retenue : « J’ai trouvé le sentiment amoureux pour la mère et la jalousie envers le père, et je les considère maintenant comme un événement général de la prime enfance. […] S’il en est ainsi, on comprend la force saisissante d’Œdipe Roi » (14 octobre 1897).
Ainsi donc, quand on lit les lettres de Freud à Fliess où il parle continuellement de ses traitements, on constate qu’il n’a pas inféré l’idée du complexe d’Œdipe à partir d’observations sur des patients. Au départ, les seuls faits sont un souvenir et une légende, parmi une infinité d’autres, que Freud interprète de façon pour le moins tendancieuse. En effet, dans la pièce de Sophocle, Œdipe tue son père sans savoir qui il est, et c’est seulement après le meurtre qu’il épouse Jocaste en ignorant qu’elle est sa mère. Dans la version freudienne, l’ordre des faits est inversé : le garçon désire coucher avec sa mère, qu’il connaît parfaitement, et souhaite éliminer le père, qu’il connaît tout aussi bien.
En 1917, Freud citera Diderot comme preuve supplémentaire de sa théorie : « Si le petit sauvage était abandonné à lui-même, qu’il conservât toute son imbécillité et qu’il réunît au peu de raison de l’enfant au berceau la violence des passions de l’homme de trente ans, il tordrait le cou à son père et coucherait avec sa mère » [7]. Il y a assurément des personnes qui éprouvent des sentiments œdipiens, et ceux-ci ont manifestement été vécus par Freud. L’erreur de Freud et de ceux qui récitent sa « loi » psychologique est de croire que ces sentiments sont éprouvés inconsciemment par tous les humains.
Sandor Ferenczi, longtemps le disciple préféré de Freud après la rupture avec Jung, écrivait à la fin de sa vie : « Freud voulait vraiment tuer son père. Au lieu de le reconnaître, il a établi la théorie de l’Œdipe parricide, mais manifestement par rapport aux autres seulement, et pas par rapport à lui-même ; d’où la peur de se laisser analyser » [8].
Contestations et variantes chez les psychanalystes
Le dogme de l’universalité de l’Œdipe a été le point de départ des conflits d’interprétation entre Freud et Jung [9]. D’autres psychanalystes, comme Ferenczi et Otto Rank, finiront par contester l’importance de ce complexe, estimant d’autres processus plus importants. Pour Freud, l’adhésion à ce « pilier » est devenue la marque essentielle du disciple authentique. Il écrit en 1920 : « Le progrès du travail psychanalytique a marqué d’un trait de plus en plus accusé la significativité du complexe d’Œdipe ; sa reconnaissance est devenue le schibboleth [le signe de reconnaissance] qui distingue les adeptes de la psychanalyse de ses adversaires » [10].
Une variante qui a déplu à Freud est celle de Mélanie Klein. Selon elle, dès le sevrage : « La frustration du sein maternel amène les garçons comme les filles à s’en détourner, et stimule en eux le désir d’une satisfaction orale assurée par le pénis du père. […] Les désirs génitaux pour le pénis du père, qui se mêlent aux désirs oraux, sont le fondement des stades précoces du complexe d’Œdipe positif chez la fille, inversé chez le garçon. […] Les sensations génitales permettent à l’enfant mâle de deviner que son père possède un pénis que le petit garçon désire parce qu’il assimile le pénis au sein. En même temps, ses sensations et ses tendances génitales impliquent la recherche d’une ouverture où il puisse introduire son pénis, c’est-à-dire qu’elles visent la mère. Les sensations génitales de la toute petite fille préparent de la même manière le désir de recevoir le pénis paternel dans son vagin. Il apparaît donc que les désirs génitaux pour le pénis du père, qui se mêlent aux désirs oraux, sont le fondement des stades précoces du complexe d’Œdipe positif chez la fille, inversé chez le garçon » [11].
Lacan a fourni plusieurs versions, notamment une version structurale désincarnée et une version freudienne, qu’on pourrait qualifier de « hard ». La première est résumée comme suit par Laplanche et Pontalis : « Le complexe d’Œdipe n’est pas réductible à une situation réelle, à l’influence effectivement exercée sur l’enfant par le couple parental. Il tire son efficacité de ce qu’il fait intervenir une instance interdictrice (prohibition de l’inceste) qui barre l’accès à la satisfaction naturellement cherchée et lie inséparablement le désir et la loi » [12]. La deuxième, à la fin de sa vie, dans ses mots : « Le rapport sexuel, il n’y en a pas, mais cela ne va pas de soi. Il n’y en a pas, sauf incestueux. C’est très exactement ça qu’a avancé Freud – il n’y en a pas, sauf incestueux, ou meurtrier. Le mythe d’Œdipe désigne ceci, que la seule personne avec laquelle on ait envie de coucher, c’est sa mère, et que pour le père, on le tue » [13].
Le complexe d’Œdipe à tous les coups
Le complexe d’Œdipe illustre comment les « faits d’observation » avancés par Freud sont en réalité des interprétations qui permettent une totale immunisation de la théorie.
Si un garçon aime sa mère et déteste son père, il présente un complexe d’Œdipe manifeste. Si un autre adore son père et se montre agressif envers sa mère, ses tendances œdipiennes sont « refoulées ». L’analyste peut alors dire, comme Freud pour le petit Hans, que l’agressivité pour la mère est une « expression d’impulsions sadiques (sadistische Antriebe) traduisant un désir incestueux » et que l’affection pour le père est une « formation réactionnelle » au désir de le tuer [14].
Deuxième stratégie : l’invocation de la « bisexualité inconsciente ». Freud écrit : « On a l’impression que le complexe d’Œdipe simple n’est pas celui qui s’observe généralement. Une recherche approfondie met au jour le plus souvent la forme plus complète du complexe d’Œdipe, qui est double : une positive et une négative, qui dépend de la bisexualité primordiale de l’enfant. […] Le petit garçon manifeste l’attitude féminine de tendresse pour le père et l’attitude correspondante d’hostilité jalouse à l’égard la mère » [15].
Troisième stratégie : l’Œdipe est à entendre au sens symbolique ou « structural ». Le désir d’avoir « une relation sexuelle avec la mère » est à entendre comme « le désir de fusion avec l’objet naturel, la Mère », et « l’envie de mettre à mort le père » signifie « la confrontation avec le porteur de la Loi, le Père ». Dès lors, il n’est même plus nécessaire d’invoquer l’inconscient pour se situer dans l’irréfutabilité absolue.
Observations méthodiques sur le complexe d’Œdipe
Dans sa pratique clinique, le psychanalyste apparaît avoir toujours raison. L’analysé, s’il s’étonne ou est incrédule, est soi-disant victime d’une « résistance » provenant de son inconscient.
D’autre part, concernant la théorie générale, on peut formuler des implications testables. Dans un des premiers ouvrages qui rassemblent des recherches objectives sur les théories psychanalytiques, Robert Sears (université Stanford) écrit en 1951 : « Tout effort pour obtenir des faits concernant les relations œdipiennes se heurte d’emblée à la question de la définition ». Si l’on parle simplement d’attachement, la conclusion des recherches est que les enfants entre trois et cinq ans préfèrent plus souvent le parent de sexe opposé, mais ceci est loin d’être une règle absolue. Cette préférence dépend pour une large part de la structure familiale et d’attitudes parentales. Quant à l’universalité du complexe d’Œdipe tel que Freud l’a défini (désir de relations sexuelles avec la mère et souhait d’éliminer le père), Sears conclut au vu des observations que c’est une « conception grotesque » [16]. Les études ultérieures concluront de la même façon p. ex. [17]).
Un mérite de Freud est d’avoir parlé très librement de la sexualité des enfants, mais sa théorie du complexe d’Œdipe est un mythe qui s’est largement propagé, sous une forme atténuée, mais qui n’en a pas moins fait des dégâts : un des plus importants est la non-assistance efficace à des enfants et des adolescents en difficulté d’apprentissage scolaire. Certains psychologues ont servi à leurs parents et éducateurs le baratin œdipien au lieu de les aider avec des méthodes pédagogiques éprouvées.
Ainsi, la très médiatique psychanalyste Françoise Dolto enseignait : « Sur le plan de toutes les activités intellectuelles et sociales, le complexe de castration entrera en jeu ; l’intérêt de l’enfant découle de sa curiosité sexuelle et de son ambition à égaler son père, curiosité et ambition coupables tant que le complexe d’Œdipe n’est pas liquidé. Dans le domaine scolaire surtout, on verra des inhibitions au travail ; le garçon deviendra incapable de fixer son attention. C’est l’instabilité de l’écolier, si fréquente, et source pour lui de tant de remontrances. Le calcul, particulièrement, lui paraîtra difficile ; le calcul étant associé dans l’inconscient aux “rapports” (ressemblance, différence, supériorité, égalité, infériorité) – aux problèmes quels qu’ils soient – et l’orthographe associée à “l’observation”, grâce à laquelle on “voit clair” » (mots soulignés par Dolto) [18].
Freud a cru trouver dans un mythe un fondement pour l’universalité du complexe d’Œdipe. En fait, il a inventé un mythe qui s’est largement répandu.
1 | « Complexe d’Œdipe : comment aider mon enfant ? », entretien avec le Dr Jean Chambry, Femme actuelle, 12 juillet 2023.
2 | Freud S, La Question de l’analyse profane, 1926, in Œuvres complètes, PUF, 2006, XVIII, 37.
3 | Freud S, Einige Charaktertypen aus der psychoanalytischen Arbeit, 1916, in Gesammelte Werke, X, 390.
4 | Freud S, Abriss der Psychoanalyse, 1940, in Gesammelte Werke, XVII, 116.
5 | Freud S, Totem et Tabou, 1913 in Œuvres complètes, PUF, 2006, XI, 377.
6 | Freud S, Lettres à Wilhelm Fliess (1887-1904), PUF, 2006.
7 | Freud S, Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, 1917, in Gesammelte Werke, XI, 350.
8 | Ferenczi S, Journal clinique, 4 août 1932, Payot, 1985.
9 | « Lettre du 23-5-1912 de Freud à Jung », in Correspondance, Gallimard, 1992.
10 | Freud S, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905, ajout de 1920, in Œuvres complètes, PUF, 2006, VI, 165.
11 | Klein M, Essais de psychanalyse (1921-1945), Payot, 1967, 411 et suiv.
12 | Laplanche J, Pontalis JB, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967, 83.
13 | Lacan J, « L’escroquerie psychanalytique », Séminaires de 1977, Ornicar ? Bulletin périodique du champ freudien, 1979, 17 :9.
14 | Freud S, Analyse der Phobie eines fünfjährigen Knaben, 1909, in Gesammelte Werke, VII, 316-45.
15 | Freud S, Le Moi et le Ça, 1923, in Œuvres complètes, PUF, 2006, XVI, 276.
16 | Sears R, Survey of objective studies of psychoanalytic concepts, Edwards Brothers, 1951, 42-136.
17 | Fisher S, Greenberg R, The scientific credibility of Freud’s theories and therapy, Basic Books, 1977.
18 | Dolto F, Psychanalyse et pédiatrie, Seuil, 1971, 99.
Publié dans le n° 349 de la revue
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L' auteur
Jacques Van Rillaer
Professeur émérite de psychologie à l’université de Louvain (Louvain-la-Neuve) et à l’université Saint-Louis (…)
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