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L’injustice linguistique

Publié en ligne le 20 décembre 2019 - Intégrité scientifique -
Rédaction médicale et scientifique

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Le concept de santé mondiale (global health dans le monde anglo-saxon) est ancien [1] et, aujourd’hui, la plupart des grandes organisations publiques et des organisations non gouvernementales dans le domaine de la santé l’ont intégré 1. Il a commencé à se structurer en 2008 avec le Consortium des universités pour la santé mondiale (CUGH pour Consortium of Universities for Global Health) dont la mission consiste à aider à améliorer le bien-être des personnes à travers le monde par le biais de l’éducation, de la recherche, des services et de la défense des droits. Ce consortium regroupe plus de cent universités, la plupart nord-américaines. Le congrès annuel est organisé aux États-Unis, en anglais. Cependant, ce concept de santé mondiale ne pourra se propager qu’avec la participation des chercheurs des pays en voie de développement et des pays ayant une influence économique importante dans ce domaine, comme la France par exemple. L’usage d’autres langues se doit donc d’être développé, car l’anglais n’est pas la langue de travail de nombreux chercheurs, même si elle est principalement utilisée pour communiquer.

Il existe en effet des données objectives pour montrer que les chercheurs dont la première langue n’est pas l’anglais sont face à une injustice linguistique [2]. Une étude portant sur 148 chercheurs mexicains et 236 chercheurs taïwanais a montré que l’obligation d’écrire en langue anglaise augmenterait la difficulté de la tâche de 24 % et l’anxiété associée de 22 %. Aucune différence significative entre les chercheurs mexicains et taïwanais n’a été constatée. Cette charge supplémentaire liée à la rédaction dans une langue étrangère constitue une injustice linguistique et un obstacle à la science. Ces observations, probablement généralisables à une grande partie des chercheurs non anglophones et à d’autres domaines scientifiques, confortent les réflexions des auteurs d’un récent éditorial du journal Lancet Global Health [3].

Cette prestigieuse revue médicale anglophone créée en 2013 et dont tous les articles sont en accès libre vient de publier un éditorial en français (avec une traduction anglaise en annexe) pour défendre l’usage de cette langue afin de permettre une meilleure inclusion des chercheurs francophones dans la recherche en santé mondiale [2]. Le texte rappelle que  « les bailleurs de fonds, les revues médicales les plus influentes, les conférences internationales les plus prestigieuses […], sont dans leur grande majorité anglophones. » Bien entendu,  « sans une langue commune, le partage des connaissances et la collaboration seraient certes impossibles », mais l’éditorial souligne cependant que  « l’utilisation quasi-exclusive de l’anglais a un impact indéniable sur le travail des chercheurs dont ce n’est pas la langue maternelle. »

Autoportrait en homme sourd, Joshua Reynolds (1723-1792)

S’appuyant sur les conclusions d’un atelier organisé lors d’une récente conférence à Kigali (Rwanda), le texte met en avant plusieurs conséquences dommageables comme, par exemple, le sentiment d’isolement linguistique ressenti par de nombreux Africains francophones, la difficulté pour les chercheurs à publier et celle des décideurs locaux pour accéder aux publications dans une langue qu’ils ne maîtrisent pas, même si quelques revues scientifiques anglo-saxonnes publient parfois des résumés d’articles de recherche en langue française ou espagnole. Il existe certes des revues francophones, mais elles sont peu diffusées, peu citées et avec un faible facteur d’impact (indicateur qui mesure la visibilité d’un journal scientifique).

Une déclaration a été produite à l’issue de l’atelier tenu à Kigali. Elle appelle à la promotion des traductions de documents scientifiques et au renforcement de l’apprentissage de l’anglais, mais demande aussi à ce que plus de documents soient disponibles dans d’autres langues que l’anglais. Attirant l’attention sur le cas spécifique de l’Afrique, elle demande la mise en place de dispositifs de soutien aux conférences et revues francophones ainsi qu’aux dispositifs de traduction simultanée.

Ce sont trois experts francophones engagés dans des organisations internationales anglophones qui ont signé l’éditorial du Lancet Global Health : Anne Roca ( « senior editor » du Lancet Global Health), Yap Boum (chercheur à Yaoundé, au Cameroun, et travaillant pour Epicentre, la partie recherche de Médecins sans frontières), et Isabelle Wachsmuch (responsable de projet à l’Organisation mondiale de la santé).

Références

1 | Brown T et al., “The World Health Organization and the transition from ‘International’ to ‘Global’ Public Health”, American Journal of Public Health, 2006, 96 :62-72.

2 | Hanauer DI et al., “Linguistic injustice in the writing of research articles in English as a second language : Data from Taiwanese and Mexican researchers”, Written Communication, 2019, 36 :136-154.

3 | Roca A et al. « Plaidoyer contre l’exclusion des francophones dans la recherche en santé mondiale », Lancet Global Health, 2019, 7 :e701-e702.

1 Que l’on pourrait résumer par la prise en compte des besoins de la population de la planète en matière de santé, au-delà des préoccupations de pays particuliers.


Publié dans le n° 329 de la revue


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L' auteur

Hervé Maisonneuve

Médecin de santé publique, il est consultant en rédaction scientifique et anime le blog Rédaction Médicale et (...)

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