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Les « données probantes » et la décision

Publié en ligne le 12 juillet 2024 - Science et décision -
Chronique de Hervé Maisonneuve

Que l’on soit citoyen, professionnel, chercheur ou responsable politique, prendre des décisions dans des domaines où la science apporte un éclairage utile nécessite de savoir si des données probantes existent.

Mieux comprendre la notion de « données probantes »

Prendre une décision, qu’elle soit individuelle ou d’ordre politique ou réglementaire, c’est gérer une incertitude et trouver un compromis entre des objectifs, des attentes, des valeurs et des croyances. C’est le cas quand nous acceptons ou refusons un vaccin, quand les autorités publiques décident d’une vaccination obligatoire, mettent en place des programmes d’amélioration des performances des systèmes de santé, quand nos représentants élus décident de promouvoir une source d’énergie ou une autre, ou élaborent un plan d’action contre les conséquences du changement climatique…

Différents points de vue, Louis Moeller (1855-1930)

Il serait simpliste de croire que les « données validées » sont une réalité scientifique qui ne souffrirait d’aucune contestation et que tout serait ensuite question de choix politiques, de préférences et de valeurs. Si les données probantes issues de la recherche sont utiles pour décider, elles sont souvent interprétées et mises en situation lors des processus d’expertise.

Quelles données sont réellement « validées » ? Et validées par qui ? Comment procéder en l’absence de données ? Ou en présence de données contradictoires ?

Une « Commission mondiale sur les données probantes pour relever les défis sociétaux »

Cette initiative internationale [1] s’est constituée suite à la période de pandémie de Covid-19 caractérisée par des controverses sur la qualité des données factuelles et l’importante diffusion de fausses informations (fake news). Plus de soixante-dix institutions ou associations agissant principalement dans le domaine de la santé sont partenaires. Un rapport fondateur a été publié en 2022, suivi de mises à jour annuelles (en libre accès sur Internet dans plusieurs langues, dont le français [2]). En complément, des documents pédagogiques, des infographies, des supports de présentation, des témoignages et des courtes vidéos sont mis à disposition. L’ensemble des travaux est coordonné par le McMaster Health Forum. Ce « forum pour la santé » est une entité de l’université McMaster basée à Hamilton, Ontario, Canada [3]. La Commission a reçu des financements des American Institutes for Research et des instituts de recherche en santé du Canada : Fondation de l’Association médicale canadienne, Excellence en santé Canada, Health Research Board et Michael Smith Health Research BC.

Par « données probantes », la Commission désigne les données issues de la recherche qui peuvent venir en support aux décisions publiques (voir l’encadré ci-après).

Que sont les « données probantes » ?


Le terme utilisé dans les documents en anglais est « evidence » que l’on peut traduire par « preuve ». La commission a fait le choix de le traduire en « données probantes » et désigne ainsi les données issues de la recherche scientifique qui vont pouvoir servir aux différentes étapes d’un processus de décision [1].

Quatre grandes étapes des processus décisionnels sont identifiées :

  1. comprendre un problème et ses causes,
  2. choisir une option pour résoudre le problème,
  3. identifier les considérations de mises en œuvre,
  4. suivre la mise en œuvre et évaluer les impacts.

Pour chacune de ces étapes, des types de données probantes plus adaptées sont identifiées. Par exemple, l’analyse de données interviendra plutôt dans les étapes (1) et (4), la modélisation dans les étapes (1) et (2), les études comportementales dans l’étape (3), etc.

Référence
1 | Global Commission on Evidence to address Societal Challenges, « Définitions des formes sous lesquelles les données probantes sont généralement rencontrées », in Le rapport de la Commission sur les données probantes, chapitre 4.2, 45-6.

La Commission explique (résumé du rapport de 2022) qu’avec la pandémie de Covid-19, « il y a eu une demande sans précédent de données probantes pour relever des défis en évolution rapide, ainsi que des efforts remarquables pour répondre à cette demande […] dans des délais très serrés ». Mais elle note toutefois que « certains décideurs ont délibérément ignoré les meilleures données probantes, tandis que d’autres ont fait le trafic d’informations erronées ».

Si la pandémie a motivé la constitution de cette commission, le cadre de la réflexion a largement débordé les problématiques de santé. Le rapport n’est pas limité aux sciences de la vie et des domaines comme la réussite scolaire, les océans, la pêche, le changement climatique sont pris en exemple. Tous les domaines scientifiques développent des données issues de la recherche, à l’origine de données probantes. Par exemple, les économistes sont concernés ainsi que le témoigne la citation d’Esther Duflo, prix Nobel, dès l’introduction du rapport : « L’un de mes grands atouts… c’est que je n’ai pas beaucoup d’opinions pour commencer. J’ai une opinion – il faut évaluer les choses – qui est fermement ancrée. Je ne suis jamais mécontente des résultats. Je n’ai pas encore vu un résultat que je n’ai pas aimé. »

Le Savant dans son étude, Godfrey Kneller (1646-1723)

Enfin, quatre publics principaux sont ciblés : les décideurs gouvernementaux, les leaders organisationnels (dirigeants d’entreprises, d’organisations non gouvernementales, etc.), les professionnels (médecins, ingénieurs, policiers, travailleurs sociaux et enseignants) et les citoyens (patients, utilisateurs de services, électeurs et leaders communautaires).

Une recherche exhaustive a d’abord recensé les rapports et recommandations existants dans ce domaine des données probantes. Soixante-dix rapports ont été identifiés contenant au total 1 460 recommandations : offre de données probantes ; contexte dans lequel les responsables gouvernementaux, leaders d’organisations, professionnels et citoyens prenaient les décisions ; groupes et individus qui établissent le lien entre producteurs de données et décideurs (groupes de réflexion, sociétés savantes, agences d’évaluation, académies…), etc.

Vingt-quatre recommandations pour tous les acteurs

Le rapport propose vingt-quatre recommandations classées selon les acteurs concernés. Huit sont jugées par la Commission comme plus importantes et sont ainsi mises en avant. En voici un bref descriptif.

  • Tous les acteurs. La Commission invite tous les acteurs à « reconnaître l’ampleur et la nature du problème », à savoir que les données probantes « ne sont pas systématiquement utilisées » et que « les décideurs s’appuient trop souvent sur des systèmes informels de retour d’information inefficaces (et parfois nuisibles) » avec, pour conséquence, « de mauvaises décisions qui ne permettent pas d’améliorer les vies, causent des dommages évitables aux citoyens et gaspillent les ressources » (recommandation n° 1).
  • Les organisations multilatérales. La Commission demande aux organisations multilatérales (comme l’ONU ou le G20) d’«  élargir leur conception des données probantes » (recommandation n° 3). Elle souhaite que la Banque mondiale consacre un prochain rapport décrivant « la conception de l’architecture des données probantes nécessaires aux niveaux mondial, régional et national » (recommandation n° 4).
  • Les gouvernements nationaux (et infranationaux). La Commission recommande à ces entités une révision des systèmes existants de soutien aux données probantes. Ainsi, par exemple elle note que « de nombreux gouvernements ne disposent pas d’un bureau de coordination des données probantes, d’une unité d’analyse comportementale, d’un manuel d’utilisation des données probantes et des mesures associées » (recommandation n° 5).
  • Les citoyens. Afin que les citoyens puissent, entre autres, « prendre des décisions concernant leur bien-être et celui de leur famille sur la base des meilleures données probantes », la commission s’adresse aux décideurs gouvernementaux. Elle les invite à « veiller à ce que les citoyens aient accès aux meilleures données probantes, à des allégations vérifiées et à des ressources et des sites Web simples à utiliser », à renforcer leur aptitude à comprendre et utiliser les informations auxquelles ils sont confrontés, mais aussi à « fournir la transparence nécessaire pour que les citoyens sachent quand les décisions, les services et les initiatives sont basés sur les meilleures données probantes » (recommandation n° 13).
  • Les « intermédiaires de données probantes », entités ou individus à l’interface entre producteurs de données probantes et décideurs, ont, selon la Commission, un rôle croissant à jouer (recommandation n° 14). Il peut s’agir, par exemple, d’organismes de vérification des faits, des Académies, de groupes de réflexion ou de « plateformes d’application des connaissances ».
  • Les plateformes d’information et les réseaux sociaux. Les plateformes d’information et les réseaux sociaux devraient, selon la Commission, « établir des relations avec des intermédiaires de données probantes […] et avec des producteurs de données probantes » afin de « garantir que leurs algorithmes présentent les meilleures données probantes et combattent la mésinformation ». Aux journalistes et aux vérificateurs de faits, elle recommande de « se familiariser avec les synthèses de données probantes ». Ceci inclut « l’importance de contextualiser et de situer les nouvelles études dans un ensemble plus large […] ; la raison de préférer les synthèses d’études de haute qualité aux études primaires qui peuvent être petites et mal exécutées ; le concept d’incertitude scientifique ; la nature évolutive des données probantes et leur lien avec les lignes directrices émergentes ; l’importance et le rôle des préjugés et des conflits d’intérêts ; et l’importance d’éviter de rapporter les informations de manière biaisée » (recommandation n° 15).
  • Les bailleurs de fonds. La Commission suggère enfin que « les gouvernements, les fondations et les autres bailleurs de fonds devraient dépenser “plus intelligemment”, et idéalement plus, pour le soutien aux données probantes » (recommandation n° 24).
Méthode de travail


Vingt-cinq commissaires ont été sélectionnés pour éclairer les travaux de la Commission. Ils ont apporté des perspectives complémentaires, un éventail d’expériences et d’ancienneté et une diversité d’origines ethnoculturelles. Ils représentaient six régions du monde et dix des douze pays les plus peuplés. Les rapports ont été diffusés en sept langues : anglais, arabe, chinois, espagnol, français, portugais, russe. Sept réunions se sont tenues avant la rédaction du premier rapport en décembre 2021. La commission organise la diffusion et la mise en œuvre de ses messages clés auprès de décideurs mondiaux (G7, G20, OMS) et de groupes locaux. Il n’y a pas encore de relais officiel en France.
Une recherche exhaustive a d’abord recensé les rapports et recommandations existants dans ce domaine des données probantes. Soixante-dix rapports ont été identifiés contenant au total 1 460 recommandations : offre de données probantes ; contexte dans lequel les responsables gouvernementaux, leaders d’organisations, professionnels et citoyens prenaient les décisions ; groupes et individus qui établissent le lien entre producteurs de données et décideurs (groupes de réflexion, sociétés savantes, agences d’évaluation, académies…), etc.

Conclusion

Après plusieurs années de travail, la Commission estime « qu’un élan prend forme en faveur d’une amélioration de la manière dont nous utilisons les données probantes pour relever les défis sociétaux » (mise à jour de 2024) et une douzaine de pays « participent à l’évaluation de leur système d’appui aux données probantes ».
Trois priorités ont été identifiées :

  • « Formaliser et renforcer les systèmes nationaux d’appui aux données probantes »,
  • « Améliorer et tirer parti de l’architecture mondiale de données probantes » et
  • « Placer les données probantes au cœur de la vie quotidienne ».

L’auteur remercie Jean-Paul Krivine pour son aide et ses suggestions dans la rédaction de cet article.

Références


1 | Global Commission on Evidence to Address Societal Challenges, report, 2024. Sur mcmasterforum.org
2 | Global Commission on Evidence to Address Societal Challenges, « Rapport de la Commission sur les données probantes », version française, 2022. Sur mcmasterforum.org
3 | McMaster University, “McMaster Health Forum : evidence, insight, action”, 2021. Sur mcmasterforum.org

Publié dans le n° 348 de la revue


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L' auteur

Hervé Maisonneuve

Médecin de santé publique, il est consultant en rédaction scientifique et anime le blog Rédaction Médicale et (…)

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