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Mediator : l’expertise publique fragilisée

Publié en ligne le 24 juillet 2011 - Expertise -

Bien que tous les éléments ne soient pas encore connus et que l’on n’en soit qu’au début des procédures d’investigations administratives et judiciaires, il est possible de tirer quelques premiers enseignements de l’affaire Mediator, le médicament des Laboratoires Servier qui a causé, selon les différentes évaluations, entre 500 et 2 000 décès 1, pour un service médical rendu quasi-nul. Ainsi, un rapport préliminaire de l’IGAS 2 destiné « à mettre en lumière la succession des événements et des choix portant sur ce médicament afin de comprendre les mécanismes de prises de décision » a été remis au ministre commanditaire en janvier 2011.

Logique économique et santé publique

Premiers mis en cause : les Laboratoires Servier qui ont commercialisé le Mediator. Le rapport souligne un positionnement du médicament « en décalage avec sa réalité pharmacologique », réalité pourtant bien connue de l’entreprise (voir encadré). Par ailleurs, le rapport met en avant différentes actions de pression et de manipulation des Laboratoires Servier en direction des acteurs des instances d’évaluation (la mission d’enquête indique transmettre les éléments en sa possession aux autorités judiciaires).

Ce n’est pas la première fois qu’un industriel essaie de tromper le public et les instances de contrôle, au mépris de la santé publique, et ce afin de développer ses marchés et améliorer ses profits. L’industrie du tabac avait, en la matière, érigé ces pratiques en mode de fonctionnement systématique et savamment organisé 3. Il semble, si les accusations du rapport de l’IGAS sont confirmées, que les Laboratoires Servier aient puisé dans le même arsenal de méthodes : pressions, informations biaisées, etc. Dans le cas du tabac, c’est toute une industrie qui s’est concertée, profitant, dans un premier temps, de la faiblesse, voire de l’absence de structures de sécurité sanitaire.

En ce qui concerne le scandale du Mediator, on peut bien entendu se poser la question : s’agit-il des pratiques singulières d’un industriel ? Ou au contraire, les Laboratoires Servier ne sont-ils que la partie émergée de l’iceberg d’une industrie corrompue et manipulatrice ? La conclusion que l’on peut tirer (mais est-ce bien nouveau ?), c’est que la logique économique n’est pas nécessairement synonyme de logique d’intérêt général. Mais il serait tout aussi peu fondé d’en tirer une conclusion diamétralement inverse : que toute activité économique serait logiquement et inexorablement contraire à l’intérêt public ; que les laboratoires pharmaceutiques, pour en rester à eux, chercheraient sciemment et systématiquement à tromper.

Manœuvres pour éviter le retrait d’un médicament suspecté

Les médicaments anorexigènes ont été initialement conçus pour être utilisés dans le traitement de l’obésité. La plupart sont des dérivés de l’amphétamine, où l’on cherchait à conserver l’effet coupe-faim du produit, sans les effets stimulants dangereux. La première substance est mise au point en 1960. Il s’agit de la norfenfluramine. Dérivée des amphétamines, elle présente en apparence un fort effet anorexigène sans les effets secondaires redoutés (études sur les animaux). À la suite de cette découverte, l’ensemble des laboratoires pharmaceutiques va tester des molécules dérivées de la norfenfluramine pour mettre au point un médicament anorexigène.

Ainsi, les Laboratoires Servier vont produire deux molécules, la fenfluramine (commercialisée sous le nom de Ponderal) et le benfluorex (commercialisé sous le nom de Mediator). Mais le groupe pharmaceutique va alors développer une ligne de conduite constante, visant à faire du benfluorex une molécule à part, distincte du groupe des dérivés fenfluraminiques, et aux indications différentes (non plus anorexigènes, mais agissant sur le métabolisme des lipides et des glucides, pour le traitement du diabète de type II). Le groupe ira jusqu’à tenter de faire modifier le nom même de la molécule (le suffixe « orex » est retenu par l’OMS pour désigner les agents anorexigènes), arguant d’une activité anorexigène « en réalité très faible et tout à fait accessoire par rapport aux propriétés métaboliques de ce produit » (cité par le rapport de l’IGAS, qui souligne que cet argumentaire est en contradiction avec les données établies par le laboratoire lui-même).

À partir de 1995, et surtout 1997 (suspension de l’AMM pour la fenfluramine), cette attitude des Laboratoires Servier va s’accentuer. Tout lien du benfluorex avec la fenfluramine doit être effacé, pour permettre au premier de rester sur le marché, alors que le second est retiré. Par ailleurs, il faut garder en tête que, tant le Mediator que le Ponderal sont l’objet d’utilisations dévoyées, en dehors de leurs indications, c’est-à-dire sont utilisés comme coupe-faim, et non pas en traitement de l’obésité ou du diabète.

Les études ont montré que le benfluorex et la fenfluramine ne sont que des précurseurs de la norfenfluramine, c’est-à-dire qu’ils n’ont en eux-mêmes aucune activité pharmacologique, si ce n’est de se transformer en norfenfluramine, seule substance vraiment active. Le rapport de l’IGAS affirme que les Laboratoires Servier connaissaient cette propriété et ont sciemment retiré la phrase l’indiquant dans un rapport adressé à l’AFSSAPS en 1999.

Soulignons toutefois une particularité de l’industrie du médicament. Elle s’intéresse à la santé publique dans le cadre d’un système largement régulé (autorisations de mise sur le marché et indications, remboursements, prescriptions par des médecins). La logique de « parts de marchés », de « secteurs rentables » et de « médicaments rentables », de « concurrence de produits » est-elle alors la mieux adaptée à une finalité de santé publique, de service médical rendu ? Les visiteurs médicaux, commerciaux des laboratoires ne risquent-ils pas de se substituer à une nécessaire formation continue des médecins ?

En réalité, un des éléments-clés réside dans l’existence et la force des organismes de contrôle, des agences de santé publique, et de l’encadrement juridique de l’activité. Dans les pays dits avancés, il n’est probablement pas payant, à terme, de prendre des risques en sortant des réglementations en vigueur, en trompant sciemment le public. On serait en droit de le penser… mais cette affaire vient montrer que ce n’est visiblement pas le raisonnement qui a été tenu par un des industriels du médicament.

Et justement, on en arrive à une des grandes questions posées par l’affaire du Mediator : comment les différentes instances chargées d’autoriser et de contrôler la commercialisation des médicaments ont-elles pu être abusées, ou se sont-elles laissé abuser ?

Les agences de sécurité sanitaire

Pour résumer les faits tels que rapportés par le rapport de l’IGAS, les agences se sont montrées défaillantes sur plusieurs éléments fondamentaux :

  1. en traitant de façon séparée le benfluorex (la molécule active du Mediator) et la fenfluramine (molécule active de médicaments anorexigènes, retirés du marché en France en 1997), alors que toutes les deux font partie de la même famille (dérivés fluorés d’amphétamines), mais surtout se métabolisant chacune en norfenfluramine, la molécule incriminée lors du retrait des médicaments à base de fenfluramine ;
  2. en étant « inexplicablement tolérante » à l’égard d’un médicament sans efficacité thérapeutique réelle ;
  3. en étant incapable de prêter l’attention requise aux différentes remontées de pharmacovigilance (en France ou à l’étranger). Le rapport de l’IGAS estime que le Mediator aurait dû être retiré du marché dès 1999, au vu des informations à disposition de l’agence à ce moment-là.

Pour l’IGAS, les explications sont multiples : surcharge de travail, lourdeur des procédures juridiques, crainte des contentieux avec les firmes. Ainsi, l’AFSSAPS est apparue « comme une structure lourde, lente et peu réactive, malgré la bonne volonté et le travail acharné de la plupart de ses agents, dans une sorte de bureaucratie sanitaire ».

De façon plus générale, la multiplicité des instances sanitaires, l’éparpillement des données, l’impossibilité fréquente de recouper les études entre elles, semblent avoir contribué à un système complexe, lesté d’une importante force d’inertie et au final ayant failli à sa tâche.

Il n’est alors pas étonnant de constater que les méthodes des Laboratoires Servier visant, selon les termes de l’IGAS, à « anesthésier les acteurs de la chaîne du médicament » aient pu atteindre leur but. En conclusion, le rapport de l’IGAS souligne la responsabilité des différents directeurs et ministres, non pas en termes directs, mais dans leur incapacité à diagnostiquer ce dysfonctionnement général, et à y porter remède.

À propos des liens d’intérêt des experts contribuant aux travaux de l’Agence, le rapport souligne que les règles établies depuis 1993 n’ont pas été appliquées « sans faille et sans exception » 4. Ainsi, il apparaît que de trop nombreuses déclarations, pourtant obligatoires, n’ont pas été faites, que des experts sont restés membres des commissions en charge de dossiers pour lesquels ils avaient déclaré des conflits d’intérêt.

Sur le financement de l’Agence, le rapport de l’IGAS ne remet pas en cause la structure du financement qui « s’apparente à une taxe parafiscale » (les entreprises paient pour chaque demande d’autorisation d’un médicament) mais regrette une « coopération institutionnelle avec l’industrie pharmaceutique qui aboutit à une forme de coproduction des expertises et des décisions qui en découlent ».

Le service public de l’expertise fragilisé

La suite de la mission de l’IGAS sera de proposer des réformes au système existant. Nous les analyserons alors avec attention. Sans doute faut-il commencer par simplifier les structures, doter de moyens suffisants les différentes agences en charge de l’évaluation et du contrôle. En ce qui concerne la transparence sur les liens d’intérêt, la première mesure serait sans doute… d’appliquer « sans faille et sans exception » les règles existantes. On peut s’étonner que le retrait du médicament dans un pays n’ait pas entraîné le retrait dans les autres, alors qu’à l’inverse, une autorisation d’AMM dans un pays européen ouvre de façon plus facile une autorisation dans un certain nombre d’autres pays.

Le service public d’expertise ne sort pas grandi de cette histoire, et sa crédibilité même est malheureusement sans doute durablement atteinte. Le risque est grand de voir fleurir des propositions, cédant à la démagogie, qui ne feraient en réalité que l’affaiblir davantage.

Ainsi en serait-il de l’introduction d’« experts indépendants » issus du monde associatif, réclamés par certains. L’expertise est d’abord affaire de compétence reconnue, et non pas de lien avec telle ou telle association délivrant le label « indépendant ». L’introduction de représentants des associations dites citoyennes, ou le mélange des genres entre expertise scientifique et prise de décision, ne peuvent que renforcer la confusion, et, in fine, discréditer l’expertise en général, en la ramenant à une question d’opinion.

Les exemples abondent où ce mélange a conduit à la confusion, que ce soit à propos des OGM 5 ou des effets des ondes électromagnétiques 6.

Le principe de précaution est également invoqué, y compris de façon surprenante dans le rapport de l’IGAS, pour qui, « depuis plusieurs années se sont multipliées les prises de position publiques pour dénoncer une hypothétique “tyrannie du principe de précaution” ». Là où la simple analyse coûts-bénéfices suffit, une attitude de prévention logique et rationnelle conduit normalement aux bonnes décisions. Cela aurait dû être le cas pour le Mediator. Est-il alors nécessaire d’invoquer un principe, qui, s’il était réellement appliqué, conduirait au règne de la rumeur et de la peur 7, sans pour autant nous prémunir de scandales du type Mediator ?... La constitutionnalisation dudit principe n’a en rien empêché les manipulations et les erreurs qui sont à la source de l’affaire. Ainsi, journaux et « lanceurs d’alertes » nous annoncent un « nouveau scandale Mediator » presque toutes les semaines, du simple fait qu’une agence sanitaire refuse de valider une étude réalisée par des chercheurs « indépendants ». Il est alors réclamé l’application du « principe de précaution » avec le retrait pur et simple du produit incriminé. Les réfutations des agences sanitaires deviennent de facto suspectes, voire un argument à charge (selon la rhétorique « si elles disent qu’il n’y a rien, c’est qu’il y a quelque chose, comme pour le Mediator »). Ainsi, le magazine Marianne (15 janvier 2011) ressort le serpent de mer de l’aspartame 8, en mettant en avant « deux nouvelles études qui viennent semer le doute sur l’innocuité » de l’édulcorant. Le parallèle avec le Mediator est la trame de l’article : « un produit inutile sur lequel on a des doutes sanitaires », et « il en va de l’aspartame comme des médicaments, les instances de contrôle ne remplissent pas leur rôle car elles nient les conflits d’intérêt ». Peu importe que l’aspartame ait un effet positif pour les personnes diabétiques, que les nombreuses études aient mis hors de cause l’édulcorant pour les risques qu’on lui imputait… Les raccourcis fleurissent maintenant.

Il s’agit là de quelques conclusions que l’on peut tirer de l’affaire du Mediator. Il est en effet urgent de restaurer l’intégrité du service public de l’expertise scientifique, de le doter des moyens de contrôle et d’analyse suffisants (d’autant plus nécessaires que les enjeux économiques sont énormes, et donc les pressions forcément très fortes), de simplifier l’ensemble du système d’analyse, de contrôle, d’autorisation et de pharmacovigilance. La confiance, fondement de la santé publique, ne pourra être durablement rétablie qu’à ces conditions.

(rédigé le 28 février 2011)

1 Si l’évaluation exacte du nombre de décès imputables au Mediator peut être discutée (elle relève d’études complexes), le risque relatif d’une atteinte valvulaire cardiaque (laquelle se complique en insuffisance cardiaque) pour ceux qui ont pris du Mediator est suffisamment élevé pour exclure toute explication par de simples biais méthodologiques. Voir l’étude d’Irène Frachon et collègues. Sur l’autre plateau de la balance risques/bénéfices, le service médical quasi-nul a été confirmé à plusieurs reprises (avis de la Commission de la transparence sur le Service Médical Rendu par le Mediator en 1999 et en 2006).

2 L’intégralité du rapport, ainsi qu’une synthèse, peut être consultée sur le site de l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS).

3 voir SPS n°284, « Quand l’industrie du tabac cache la vérité scientifique », janvier 2009.

4 Ces règles prévoient, entre autres, l’interdiction de concourir à une mission relative à une affaire dans laquelle l’expert aurait un intérêt direct ou indirect, l’obligation de déclaration d’intérêts, les poursuites judiciaires à l’encontre des entreprises assurant des prestations, produisant ou commercialisant des produits de santé, pour avoir proposé ou procuré des avantages illicites aux professionnels de santé. http://www.afssaps.fr/var/afssaps_site/storage/original/ application/23a88e7739da9c23184627726aefdeb7.pdf (indisponible—7 fév. 2020).

5 Voir par exemple : « Quelles leçons tirer de « l’affaire du MON810 » ? », SPS n° 281, avril 2008.

6 Voir par exemple : « Téléphonie mobile : l’expertise de l’AFSSET dénaturée par la communication ? », SPS n° 290, avril 2010.

7 Sans compter que tous les médicaments, parce qu’ils sont actifs, ont des effets secondaires. Faut-il dès lors les interdire, et ne garder que le placebo ? Bien entendu, non. C’est bien à une analyse coûts/bénéfices, au regard de la connaissance acquise, qu’il faut procéder.


Thème : Expertise

Mots-clés : Médecine

Publié dans le n° 295 de la revue


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L' auteur

Jean-Paul Krivine

Rédacteur en chef de la revue Science et pseudo-sciences (depuis 2001). Président de l’Afis en 2019 et 2020. (...)

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