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La science au secours de la justice : le cas exemplaire de l’affaire Kathleen Folbigg

Publié en ligne le 1er août 2024 - Expertise -

« Une mort subite d’un nourrisson est une tragédie, deux c’est suspect et trois c’est un meurtre, jusqu’à preuve du contraire. » On trouve cette phrase dans un ouvrage du pédiatre britannique Roy Meadow 1 à propos des décès inexpliqués d’enfants dans une même famille [1]. Cette affirmation, connue sous le nom de « loi de Meadow » [2], a longtemps exercé une grande influence sur les services sociaux et les organismes de protection infantile en Angleterre (Roy Meadow a été exclu du Conseil de l’ordre en 2005 à la suite de preuves « erronées » qu’il avait présentées lors d’un procès avant d’être réintégré suite à l’avis de la Cour d’appel [3]). C’est le genre d’arguments qui a prévalu lors du procès de Kathleen Folbigg en 2003 à Sydney (Australie) [4]. Jugée responsable du décès de ses quatre enfants (au motif d’homicide involontaire pour le premier et de meurtre pour les trois autres), celle qui fut surnommée « la pire tueuse en série d’Australie » a été condamnée à quarante années de prison [5]. Les quatre enfants, deux garçons puis deux filles, de K. Folbigg sont décédés sur une période de dix ans. Le premier, Caleb, n’avait que 19 jours au moment de sa mort en 1989. Patrick et Sarah sont décédés respectivement en 1991 à huit mois et en 1993 à 10 mois. En 1999, Laura meurt à l’âge de 18 mois. C’est peu après la mort de cette dernière que K. Folbigg a été soupçonnée et finalement jugée dans une affaire qui a rapidement pris une dimension dramatique.

La Jeune Mère, Pierre-Auguste Renoir (1841-1919)

Le 5 juin 2023, au bout de vingt ans d’emprisonnement, K. Folbigg est graciée et libérée [6, 7], puis acquittée définitivement par une cour d’appel cinq mois plus tard (The Guardian, 14 décembre 2023). À l’origine de ce retournement judiciaire, une investigation scientifique qui aura duré pas loin de cinq années. Le temps nécessaire pour qu’un groupe de chercheurs rassemble les preuves suggérant une autre possibilité pour les décès, à savoir qu’au moins deux d’entre eux étaient attribuables à une mutation génétique pouvant affecter la fonction cardiaque. Retour sur une affaire singulière à bien des égards, illustration remarquable de l’utilisation de données scientifiques rigoureuses dans le cadre de la justice pénale.

La piste génétique

Suite à une requête des avocats de K. Folbigg, une enquête sur le verdict est ouverte en août 2018 sur la base de nouvelles preuves concernant de multiples cas de décès inattendus au sein d’une même famille [5]. L’un des avocats contacte Carola Vinuesa, alors généticienne à l’Université nationale australienne de Canberra des nourrissons [10] (elle est maintenant à l’Institut Francis Crick à Londres). Ancien étudiant du département d’immunologie où C. Vinuesa travaillait, il convainc celle-ci de jeter un œil sur les dossiers médicaux des enfants décédés [8]. À leur lecture, C. Vinuesa décèle des signes de maladies sous-jacentes telles que des infections respiratoires, une cause majeure de mortalité infantile. Un mois auparavant, elle et ses collègues avaient identifié une mutation génétique qui semblait expliquer les décès mystérieux de nourrissons dans une famille de Macédoine 2 [6].

Un déclic s’opère dans l’esprit de C. Vinuesa : considérant qu’un tiers des décès de nourrissons et d’enfants peuvent être attribués à des prédispositions génétiques, l’affaire Folbigg pourrait prendre un tout autre sens [9]. Séquencer puis analyser l’ADN de K. Folbigg permettrait d’y détecter d’éventuelles mutations qui, si elles étaient héritées par les enfants, pourraient offrir une nouvelle interprétation à leur mort. S’il est question d’une maladie génétique, l’idée que quatre décès dans une famille sont trop rares pour être naturels perd alors de sa force. De façon plus générale, les écueils liés à l’utilisation des statistiques pour déterminer la culpabilité d’une personne ont été mis en lumière dans plusieurs affaires de meurtre très médiatisées (voir l’encadré ci-dessous « Le piège des statistiques »).

Le piège des statistiques


À plusieurs reprises, des statistiques de qualité discutable ont conduit à mettre en prison des personnes accusées de meurtres en série. Au moment où le procès Folbigg a débuté, des scientifiques avaient déjà exprimé leur inquiétude à propos de l’influence de la « loi de Meadow » dans des affaires judiciaires.

Lors du retentissant procès de Sally Clark, condamnée en 1999 pour le meurtre de ses deux fils en bas âge, Meadow avait déclaré que la probabilité de deux décès dus à la mort subite du nourrisson dans une famille à faible risque comme celle de S. Clark était d’une sur 73 millions. Cette dernière n’a été disculpée que lors d’un second appel en 2003, en partie parce qu’il est apparu qu’un pathologiste n’avait pas divulgué le fait que l’un des bébés avait un staphylocoque doré dans son liquide céphalo-rachidien, une cause naturelle possible de la mort. Les juges d’appel ont déclaré que la preuve statistique de Meadow, qui aurait pu avoir « un effet majeur » sur le jury, n’aurait pas dû être admise [1]. La « loi de Meadow » a été largement discréditée en 2003, et Meadow a finalement été radié du registre médical britannique en 2005 en raison du témoignage trompeur qu’il avait présenté au cours du procès de S. Clark, décision annulée par la suite par la Haute Cour britannique [2]. À la suite du scandale, le procureur général a ordonné l’examen de 297 cas d’infanticide et a décidé d’abandonner les poursuites dans trois cas et de réexaminer les condamnations dans 28 autres [1].

Un autre cas emblématique est celui de Lucia de Berk, surnommée « l’ange de la mort », une infirmière néerlandaise qui a été jugée coupable de quatre meurtres et trois tentatives de meurtre, et condamnée à la prison à vie en 2003 [1]. À l’origine de la condamnation, la présence de L. de Berk dans un hôpital pour enfants de La Hague lors d’un nombre élevé d’événements suspects (six décès et deux réanimations) concernant des nourrissons. Cette affaire est devenue célèbre du fait d’un nombre : un sur 342 millions, soit la probabilité calculée par un psychologue juridique que L. de Berk soit présente par hasard durant les événements suspects. Les erreurs de raisonnement ont été nombreuses pendant l’affaire, avec notamment ce calcul de probabilité qui s’avéra erroné [3]. Ce manque de rigueur scientifique a alerté les proches de certains protagonistes de l’affaire et il a fallu l’intervention de statisticiens professionnels, dont Richard Gill, pour démontrer que la présence de L. de Berk au moment des événements pouvait être entièrement due à une coïncidence. La campagne que R. Gill et d’autres ont mené pour un nouveau procès a finalement conduit à innocenter L. de Berk en 2010 [1].

Références
1 | O’Grady C, “Unlucky numbers”, Science, 2023, 379 :228-33.
2 | Phillips N, “She was convicted of killing her four children : could a gene mutation set her free ?”, Nature, 2022, 611 :219-23.
3 | Messias T, « Lucia de Berk, infirmière face à l’improbable », Slate, 8 août 2020. Sur slate.fr

Après avoir accepté d’aider, C. Vinuesa fait appel à Todor Arsov, un généticien vivant à Sydney, pour se rendre au centre de détention où se trouve K. Folbigg et lui prélever un échantillon sanguin [5]. L’analyse de la séquence de l’ADN en décembre 2018, en utilisant des outils bio-informatiques ad hoc permettant de détecter des mutations rares, révéla rapidement une piste intéressante : une mutation dans le gène CALM2, l’un des gènes qui codent pour la calmoduline (voir encadré « La calmoduline et ses gènes »).

En 2012 ont été identifiées les premières mutations de gènes de la calmoduline (CALM1 et CALM2) associées à un arrêt cardiaque chez des nourrissons. C. Vinuesa a donc estimé que la découverte faite avec l’ADN de K. Folbigg méritait d’être approfondie et a suggéré à ses avocats de faire séquencer l’ADN des enfants et de leur père. C. Vinuesa a alors été invitée à rejoindre une équipe d’experts comprenant plusieurs généticiens, certains du Département de la santé de l’État à Sydney, ainsi qu’un cardiologue pédiatrique de Nouvelle-Zélande. Les experts se sont réunis pour la première fois au début de l’année 2019.

L’ADN des quatre enfants de K. Folbigg a été obtenu à partir de cellules congelées provenant des autopsies pratiquées suite au décès de deux d’entre eux (Patrick et Sarah) et d’échantillons sanguins prélevés au talon à la naissance des deux autres (Caleb et Laura). Craig Folbigg, le mari de K. Folbigg, a de son côté refusé de fournir son ADN. Pour analyser de façon indépendante l’ensemble des cinq génomes (ceux de K. Folbigg et de ses quatre enfants), les experts se sont séparés en deux groupes, l’un localisé à Canberra, dont C. Vinuesa, l’autre à Sydney [5].

Quand les scientifiques sont en désaccord

Bien que leurs analyses convergent sur l’identification de la mutation touchant le gène CALM2 dans trois génomes (ceux de K. Folbigg et ses deux filles) 3, les deux équipes d’experts vont diverger sur leur façon d’interpréter cette donnée : contrairement à l’équipe de Sydney, celle de Canberra suggère que la mutation est « probablement pathogène » [5]. De fait, la simple présence d’une mutation aux effets possiblement néfastes ne constitue qu’un point de départ (voir encadré « De la mutation à la pathologie »). Pour le cardiologue de l’équipe de Sydney, Jonathan Skinner, même si des mutations des gènes de la calmoduline pouvaient être responsables d’arythmies potentiellement mortelles, aucun cas de mort subite avant l’âge de deux ans n’était décrit dans la littérature, sans compter que K. Folbigg ne présentait aucun signe de maladie cardiaque [5, 8]. Que celle-ci soit apparemment en bonne santé alors qu’elle est porteuse de la mutation constitue un argument de poids pour les experts de Sydney. C. Vinuesa fit valoir qu’il était courant que certaines personnes porteuses d’une mutation causant une maladie ne présentent pas de signes ou de symptômes évidents (d’autres mutations ailleurs dans le génome peuvent atténuer l’effet d’une mutation pathogène). De plus, K. Folbigg fit part d’un évanouissement lors d’une course de natation alors qu’elle était adolescente, un symptôme compatible avec un « syndrome du QT long 4 ». Argument finalement rejeté par J. Skinner suite à l’analyse des derniers examens cardiaques de K. Folbigg [8].

La calmoduline et ses gènes


La calmoduline est une protéine qui, chez l’Homme, est codée par trois gènes : CALM1, CALM2 et CALM3. La calmoduline est produite dans de nombreux types de cellules et intervient dans divers processus cruciaux tels que la réponse immunitaire ou la contraction musculaire. Son nom correspond à l’abréviation (anglaise) de « protéine modulée par le calcium », signifiant que l’activité de la calmoduline dépend de la présence du calcium. Une fois liée au calcium, la calmoduline est capable d’interagir avec d’autres protéines et d’en modifier le fonctionnement. Parmi ses cibles, on trouve des protéines qui régulent la quantité de calcium dans les cellules. Le contrôle du niveau de calcium intracellulaire est une fonction essentielle de la calmoduline au niveau du cœur, permettant à celui-ci de battre et de le faire à un rythme régulier.

Les gènes de la calmoduline sont très similaires au sein du monde vivant, et la protéine est identique chez tous les vertébrés [1]. Cette similitude suggère qu’une modification minime d’un gène CALM est susceptible d’affecter la fonction de la calmoduline. De fait, les mutations des gènes CALM sont extrêmement rares, la première mutation touchant l’un d’eux (CALM1) ayant été décrite en 2012 dans une famille suédoise atteinte d’une forme de tachycardie [2]. Depuis 2016, l’ensemble des mutations affectant les gènes CALM sont référencées sur une base de données, le registre international des calmodulinopathies [3].

Références
1 | Friedberg F, Rhoads AR, “Evolutionary aspects of calmodulin”, IUBMB Life, 2001, 51 :215-21.
2 | Nyegaard M et al., “Mutations in calmodulin cause ventricular tachycardia and sudden cardiac death”, Am J Hum Genet, 2012, 91 :703-12.

3 | Crotti L et al., “International Calmodulinopathy Registry (ICaMR)”, Circulation, 2016, 134 :A14840.

Le désaccord entre les experts reflète en partie l’histoire moderne de la génétique clinique. Conséquence du développement rapide de la recherche en génomique au cours des deux dernières décennies, nombre de mutations pathogènes décrites dans la littérature médicale se sont révélées par la suite inoffensives [8]. Ainsi, il pouvait suffire de constater l’absence d’une mutation dans un groupe limité de personnes en bonne santé pour affirmer son lien avec une maladie. L’arrivée de bases de données contenant des dizaines de milliers de génomes a changé la donne, montrant que de nombreuses mutations supposées délétères étaient en fait relativement courantes dans la population et qu’elles étaient donc probablement bénignes. Le niveau de preuve exigé pour déclarer qu’une mutation est pathogène est aujourd’hui bien plus élevé [8].

La Calomnie d’Apelle(détail), Sandro Botticelli (1455-1510)
Botticelli reconstitue dans cette œuvre un tableau perdu de l’artiste grec Apelle, dont seule une description écrite subsiste. On y voit le roi Midas se livrer au jugement d’un innocent ; les deux figures de l’Ignorance et du Soupçon soufflent des conseils dans ses oreilles d’âne.

Une fois les premières auditions d’experts achevées, C. Vinuesa a contacté Peter Schwartz, cardiologue spécialisé dans les arythmies d’origine génétique, qui a contribué à la création d’un registre de personnes présentant des mutations pathogènes connues dans les gènes CALM (voir encadré « La calmoduline et ses gènes »). Lui et ses collègues venaient de publier un article mentionnant une famille présentant une mutation au même endroit que la variante de K. Folbigg, mais dans une version différente du gène de la calmoduline, CALM3, et avec une substitution d’acide aminé différente (pour plus de détails, voir encadré « Des mutations touchant la calmoduline »). Dans cette famille, un garçon de quatre ans était mort subitement sans raison apparente et sa sœur de cinq ans avait fait un arrêt cardiaque mais avait survécu. Ces nouvelles informations n’ont pas réussi à convaincre les généticiens de Sydney. Pour ces derniers, la signification de la mutation conservait un caractère « incertain » et que celle-ci soit à l’origine du décès de Sarah et Laura Folbigg nécessitait de supposer un « scénario clinique exceptionnel » [5].

De la mutation à la pathologie


La présence d’une mutation dans un gène ne suffit pas pour lui attribuer une responsabilité dans une pathologie. Divers éléments de preuve sont requis. En premier lieu, l‘existence de manifestations cliniques chez les personnes ou les familles porteuses de la mutation. L’absence ou la rareté de la mutation dans la population générale peut constituer un second argument, car cela suggère qu’elle est contre-sélectionnée du fait de ses conséquences délétères pour l’organisme. Enfin la publication d’études sur des modèles cellulaires ou animaux qui confirment que la mutation peut avoir un effet sur la fonction de la protéine et la santé d’un individu. Dans le cas de la mutation touchant le gène CALM2 trouvée dans l’ADN de K. Folbigg et de ses filles, il a fallu attendre plusieurs années pour que l’ensemble de ces critères soient réunis et donnent lieu à une publication scientifique [1].

Référence
[1] Brohus M et al., “Infanticide vs. inherited cardiac arrhythmias”, Europace, 2021, 23 :441-50.

Au terme de cette enquête judiciaire, en juillet 2019, malgré l’existence d’une explication possible à la mort de Sarah et Laura, le juge préfère l’expertise du groupe de Sydney, conclut à la culpabilité de K. Folbigg et maintient sa condamnation. Le contenu des journaux intimes de K. Folbigg a également fortement influencé sa décision (voir encadré « Des écrits sujet à interprétation »). Une conclusion « déconcertante » pour C. Vinuesa, se plaignant de la dépendance du système juridique « à l’égard de “l’intuition” pour éclairer les décisions ». Opinion partagée par certains juristes selon lesquels, face à des perspectives scientifiques contradictoires, les tribunaux ont tendance à choisir leur camp, à préférer les preuves d’un expert et à ignorer l’incertitude [5].

L’étude collaborative qui fait la différence : « la science a été entendue »

C. Vinuesa ne se décourage pas et demande à un spécialiste danois des protéines, qui a fait partie de l’équipe ayant découvert la première mutation d’un gène de la calmoduline en 2012 [11], s’il pouvait effectuer des tests fonctionnels afin de déterminer les effets de la mutation présente chez K. Folbigg. Les propriétés de la protéine de calmoduline avec la mutation de K. Folbigg (connue sous le nom de G114R) ont été comparées à celles de protéines normales ou porteuses d’autres mutations connues pour provoquer des arythmies graves (comme G114W, voir encadré « Des mutations touchant la calmoduline »). Ces tests ont révélé que la calmoduline avec la mutation G114R ne peut se lier efficacement ni au calcium ni à d’autres protéines qui contrôlent le mouvement du calcium dans la cellule. D’autres équipes de recherche, l’une américaine, l’autre canadienne, ont caractérisé les conséquences cellulaires de ces défauts et conclu qu’une personne porteuse de cette mutation court un risque très élevé de succomber à une mort subite d’origine cardiaque [5].

Des mutations touchant la calmoduline

Représentation de la structure tridimensionnelle (dite en ruban) de la calmoduline, d’après [1]. Les ions calcium sont figurés par des sphères bleues. La calmoduline est composée de 148 acides aminés. Les acides aminés indiqués en vert (désignés par une lettre et un nombre correspondant à leur position dans la protéine ; exemple : N98 = asparagine en position 98) sont touchés par des mutations associées à une mort subite inexpliquée ou un arrêt cardiaque pendant le sommeil. Deux mutations différentes conduisent au remplacement de l’acide aminé glycine (G) en position 114 (figuré en jaune) par une arginine (R) ou un tryptophane (W). La première mutation (G114R) touche le gène CALM2 et a été trouvée chez K. Folbigg et ses deux filles, la seconde (G114W) concerne le gène CALM3 dans une famille touchée par un arrêt cardiaque et une mort inexpliquée [1, 2].

Références
1 | Brohus M et al., “Infanticide vs. inherited cardiac arrhythmias”, Europace, 2021, 23 :441-50.
2 | Crotti L et al., “Calmodulin mutations and life-threatening cardiac arrhythmias : insight from the International Calmodulinopathy Registry”, Eur Heart J, 2019, 40 :2964-75.

Des écrits sujets à interprétation


Au nombre des preuves circonstancielles à l’encontre de K. Folbigg, certains extraits de ses journaux intimes dans lesquels elle exprimait sa culpabilité et ses remords quant à ses manquements en tant que mère ont été présentés comme une confession [1]. Par exemple, deux mois après la naissance de Laura, K. Folbigg a écrit qu’elle pensait avoir mieux géré les pleurs de Laura que ceux de Sarah. « Avec Sarah, tout ce que je voulais, c’était qu’elle se taise. Et un jour, elle l’a fait », écrit-elle. Dans un autre message, on peut lire : « Je me sens comme la pire des mères sur cette terre. J’ai peur qu’elle me quitte maintenant. Comme Sarah. Je savais que j’étais parfois colérique et cruelle avec elle et elle est partie. Avec un peu d’aide. » Le dossier de l’accusation reposait en grande partie sur le témoignage de son mari, C. Folbigg, qui, après avoir lu les journaux intimes, a acquis la conviction que sa femme avait tué leurs enfants.

Le contenu des journaux intimes n’a pas produit le même effet sur tout le monde. Ainsi C. Vinuesa n’y a pas vu les indices d’un esprit criminel, mais plutôt les sentiments d’une femme aux prises avec le désespoir occasionnel de la maternité, ce qu’elle a elle-même vécu [2]. Pour Joanne Fedler, l’auteure de Secret Mothers’Business : « J’ai été surprise par ses aveux […], en partie parce qu’ils ressemblaient beaucoup à ceux que j’avais écrits pendant les périodes difficiles où mes enfants étaient petits » [3].

Au début de 2023, lors de la dernière enquête, des psychologues auditionnés pour témoigner sur les journaux intimes ont contesté la façon dont ceux-ci avaient été interprétés [1].

Références
1 | Phillips N, “She was convicted of killing her four children : could a gene mutation set her free ?”, Nature, 2022, 611 :219-23.
2 | Schwartz O, “4 dead infants, a convicted mother, and a genetic mystery”, WIRED, 9 décembre 2021. Sur wired.com
3 | Kampmark B, “Convenient villains : Kathleen Folbigg’s miscarriage of justice”, Scoop, 2023. Sur scoop.co.nz

L’ensemble des recherches menées par de nombreux laboratoires aux expertises complémentaires va aboutir à un article intitulé « Infanticide versus arythmies cardiaques héréditaires », publié en ligne en novembre 2020 [12]. Cette investigation exhaustive des origines génétiques potentielles de ces morts subites incluait l’étude fonctionnelle d’une seconde mutation rare portée par trois des enfants de K. Folbigg. Cette mutation concerne un gène qui, quelques années plus tôt, avait été montré comme impliqué dans une forme d’arythmie cardiaque héréditaire [13]. Contactée par C. Vinuesa, l’équipe française à l’origine de cette découverte (Institut du thorax, Nantes) a montré que cette mutation n’avait pas d’incidence sur l’activité électrique des cellules du cœur, rendant son implication peu probable. Ne restait donc que la mutation G114R dans le gène CALM2 et, s’agissant des deux filles porteuses de la mutation, le résumé de l’article conclut : « La calmodulinopathie apparaît donc comme une explication raisonnable de la cause naturelle de leur décès. » Pour de nombreux scientifiques, les preuves sont suffisamment convaincantes pour affirmer que la mutation G114R constitue une cause plausible de mort subite du nourrisson [5]. À la question de savoir dans quelle mesure on est certain que c’est la mutation G114R qui a causé la mort des filles de K. Folbigg, C. Vinuesa a répondu : « Avec […] le niveau de connaissance qu’ont les généticiens de cette mutation aujourd’hui, nous pouvons dire qu’il est probable à plus de quatrevingt-dix pour cent que cette mutation soit à l’origine du décès des filles, voire à quatre-vingtdix-neuf pour cent » 5 [14]. Lors de la même interview, le cas des garçons a également été évoqué (voir encadré « Des causes alternatives »).

Quelle liberté ! (détail), Ilia Répine (1844-1930)

C’est sur la base de cette étude très convaincante que l’Académie australienne des sciences, conjointement avec l’équipe juridique de K. Folbigg, va envoyer une pétition à d’éminents scientifiques du monde entier appelant le gouverneur de Nouvelle-Galles du Sud à gracier K. Folbigg [8]. La pétition, qui recueillera près d’une centaine de signatures d’experts en pédiatrie, en cardiologie et en génétique, et de deux lauréats du prix Nobel, va conduire à l’ouverture en novembre 2022 d’une seconde enquête, dont les auditions vont débuter en février 2023. Le nouveau juge à la tête de l’enquête a autorisé l’Académie australienne des sciences à agir en tant que conseiller scientifique indépendant. Celle-ci a veillé au caractère scientifique des discussions, notamment à ce que les questions posées par les avocats soient scientifiquement fondées [5].

L’aboutissement de cette seconde enquête est l’acquittement et la libération, le 5 juin 2023, de K. Folbigg (environ cinq ans avant qu’elle puisse bénéficier d’une libération conditionnelle), au motif qu’existait « un doute raisonnable quant à la culpabilité de Mme Folbigg pour chacun des crimes pour lesquels elle a été initialement jugée » [7]. Sa libération est en grande partie due aux efforts de C. Vinuesa et d’autres scientifiques. « C’est un jour où l’on célèbre le fait que la science a été entendue et a fait la différence », a déclaré C. Vinuesa, soulignant le rôle crucial que l’Académie australienne des sciences avait joué en tant que conseiller scientifique indépendant [6].

Des causes alternatives


Les deux garçons de K. Folbigg, victimes des premiers décès, n’étant pas porteurs de la mutation G114R, se pose la question de l’origine de leur mort. La réponse de C. Vinuesa : « Même au moment du procès initial, il s’agissait déjà de causes naturelles de décès pour les garçons. Caleb est mort à l’âge de dix-neuf jours. Il était né avec une détresse respiratoire nécessitant de l’oxygène, il avait des problèmes pour respirer et avaler simultanément. Il avait également subi un accouchement spectaculaire aux forceps et avait été vu par un pédiatre deux jours avant sa mort. Le pédiatre avait noté qu’il avait toujours des problèmes respiratoires et, en fait, on lui avait diagnostiqué un larynx mou, une laryngomalacie, de sorte que son certificat de décès indiquait qu’il s’agissait d’une cause de mort naturelle. Le deuxième enfant, Patrick, était atteint d’une épilepsie très grave, il a développé une cécité, et il est mort pendant une crise d’épilepsie, et sur son certificat de décès, l’épilepsie a été mentionnée comme cause de la mort  » [1] (traduction par l’auteur). À cela, il faut ajouter la détection, dans l’ADN d’un des garçons, d’une autre anomalie génétique potentiellement néfaste.

Référence
1 | “Expert insight into the Kathleen Folbigg case”, 7News Australia, 2023. Sur youtube.com

Science et justice : un avant et un après

C. Vinuesa et l’Académie australienne des sciences ont joué un rôle fondamental dans le dénouement de l’affaire Folbigg. C. Vinuesa a estimé que la science peut désormais jouer un rôle plus important dans l’explication des décès soudains qui semblent suspects. Les bases de données qui enregistrent les variations génétiques humaines ainsi que les méthodes permettant de tester les effets des mutations dans les cellules se sont considérablement développées, facilitant le classement des mutations selon qu’elles sont « probablement » ou « sûrement » pathogènes [6].

Dans le rôle de conseiller scientifique, l’Académie a recommandé des témoins experts scientifiques et a donné des conseils sur l’étendue de l’expertise de chaque témoin. Pour la directrice générale de l’Académie, Anna-Maria Arabia, l’enquête avait permis d’entendre « les données scientifiques les plus récentes émanant des scientifiques les plus qualifiés, où qu’ils se trouvent dans le monde », au lieu de s’appuyer sur un ou deux experts locaux. Les témoins experts étaient indépendants de l’accusation et de la défense, pouvaient être interrogés par toutes les parties, et ont présenté des preuves d’un niveau inégalé [7].

Les conséquences sur la place de la science et des experts scientifiques dans la justice dépassent l’affaire Folbigg. Pour certains, des répercussions sont à attendre sur la manière dont les procédures judiciaires australiennes prendront en compte les preuves scientifiques dans le futur [5]. Des moyens doivent être considérés pour assister les juges et les avocats qui n’ont généralement pas reçu de formation scientifique. L’implication de l’Académie australienne des sciences pourrait ouvrir la voie en aidant à l’identification et la convocation des témoins experts les plus appropriés [5].

En montrant comment les systèmes scientifique et judiciaire peuvent travailler ensemble, cette affaire devrait inciter, selon A.-M. Arabia, à réformer le droit pour créer un « système juridique plus sensible à la science ». Pour ce faire, elle souhaite la création d’une commission de révision des affaires pénales, semblable à celle du Royaume-Uni, qui pourrait réexaminer les affaires en cas de progrès scientifiques et de découverte de nouvelles preuves [7].

Deux limites au moins viennent néanmoins pondérer les avantages d’un tel dispositif. Tout d’abord, l’attachement des scientifiques à leur théorie personnelle peut affecter leur neutralité [5]. Ensuite, la science n’est pas toujours en mesure de trancher définitivement. Pour Hugh Watkins, cardiologue à l’université d’Oxford (Royaume-Uni) : « Lorsque la science est vraiment nuancée, nouvelle et évolutive, comme c’était le cas ici, il se peut qu’il n’y ait pas de consensus », avant d’ajouter : « Il s’agit en fait d’évaluer juridiquement où se situe l’incertitude résiduelle » [5].

Références


1 | Meadow R, ABC of Child Abuse], BMJ books, 1997.
2 | Dyer O, “Meadow faces GMC over evidence given in child death cases”, BJM, 2004, 328 :9.
3 | “Meadow wins appeal over GMC ruling”, The Guardian, 17 février 2006. Sur theguardian.com
4 | O’Grady C, “Unlucky numbers”, Science, 2023, 379 :228-33.
5 | Phillips N, “She was convicted of killing her four children : could a gene mutation set her free ?”, Nature, 2022, 611 :219-23.
6 | Travis J, “How a geneticist led an effort to free a convicted serial murderer”, Science, 2023, 380 :1096-7.
7 | Lewis D, “‘Science was heard’ : woman who was convicted of killing her children pardoned after inquiry”, Nature, 2023, 618 :445-6.
8 | Schwartz O, “4 dead infants, a convicted mother, and a genetic mystery”, WIRED, 9 décembre 2021. Sur wired.com
9 | Kampmark B, “Convenient villains : Kathleen Folbigg’s miscarriage of justice”, Scoop, 2023. Sur scoop.co.nz
10 | Crotti L et al., “Calmodulin mutations associated with recurrent cardiac arrest in infants”, Circulation, 2013, 127 :1009-17.
11 | Nyegaard M et al., “Mutations in calmodulin cause ventricular tachycardia and sudden cardiac death”, Am J Hum Genet, 2012, 91 :703-12.
12 | Brohus M et al., “Infanticide vs. inherited cardiac arrhythmias”, Europace, 2021, 23 :441-50.
13 | Portero V et al., “Dysfunction of the voltage-gated K+ Channel 2 subunit in a familial case of Brugada syndrome”, J Am Heart Assoc, 2016, 5 :e003122.
14 | Expert insight into the Kathleen Folbigg case, 7News Australia, 2023. Sur youtube.com

1 Expression reprise dans le titre de deux épisodes, diffusés en octobre 2022, de « Tueurs en série », un podcast Original Spotify, ainsi que dans les titres d’articles de L’Humanité et du Parisien, publiés le 14 décembre 2023.

2 Dans cette famille, quatre nourrissons sont décédés d’une maladie auto-inflammatoire rare. La mutation identifiée touche un gène différent de celui dont il est question ici (C. Vinuesa, communication personnelle).

3 L’équipe de Canberra a également mis en évidence chez l’un des fils de K. Folbigg une mutation dans un autre gène impliqué dans une maladie qui peut entraîner des convulsions et la mort.

4 « Le syndrome du QT long (SQTL) se caractérise par une anomalie de la repolarisation ventriculaire consistant en un allongement de l’intervalle QT sur l’électrocardiogramme […], exposant les patients qui en sont atteints à un risque significatif de syncope ou de mort subite dû à des troubles du rythme ventriculaire graves » (source : le site de la Haute Autorité de santé).

5 Traduction par nos soins.

Publié dans le n° 348 de la revue


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L' auteur

Christophe de la Roche Saint André

Christophe de La Roche Saint-André est docteur en biologie et chercheur au CNRS. Il est l’auteur de Quand (…)

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