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Le compteur Linky au tribunal

Publié en ligne le 5 août 2024 - Expertise -

Dans divers domaines controversés, des personnes attribuent une cause environnementale à des problèmes de santé alors que la science échoue à en faire la démonstration, voire indique que cette explication est très peu plausible ou même erronée. Mêlées à des enjeux divers, ces situations peuvent conduire à des conflits se terminant dans l’arène judiciaire. La décision de justice, si elle confirme la cause alléguée, sera alors présentée comme preuve de l’existence d’un danger, à la place d’une preuve scientifique qui fait défaut.

Les procès autour des impacts sanitaires supposés des ondes électromagnétiques à des niveaux d’exposition conformes à la réglementation illustrent ce hiatus entre l’expertise scientifique et l’expertise judiciaire. Cela concerne les antennes-relais de téléphonie mobile, les lignes à très haute tension de transport d’électricité, mais aussi les compteurs Linky (compteurs électriques communicants installés par Enedis, gestionnaire du réseau de distribution électrique).

L’opposition aux compteurs Linky donne ainsi lieu régulièrement à des contentieux, dont les conclusions sont médiatisées essentiellement lorsque l’avis du tribunal est au bénéfice du plaignant.

Linky est-il dangereux ?

Le compteur déployé par Enedis est un compteur communicant, c’est-à-dire qu’il est capable de transmettre à l’opérateur des données sur la consommation. Il le fait par « liaison filaire », c’est-à-dire non pas via des ondes électromagnétiques qui se propagent dans l’air (comme celles de la téléphonie mobile), mais en utilisant les fils électriques en place grâce à une technologie appelée « courant porteur en ligne » (CPL) couramment utilisée en domotique (commande de volets roulants, box Internet, commande jour/nuit des chauffe-eau, etc.). En définitive, le niveau de champ électromagnétique à proximité du compteur Linky n’est pas plus élevé que celui généré par n’importe quel autre appareil électronique (ampoule basse consommation, chargeur d’appareils sans fil, plaques à induction ou encore l’ancien compteur électrique que le Linky a remplacé) [1].

La Sensibilité, Richard Earlom (1743-1822)

Depuis bientôt vingt ans, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) s’est clairement positionnée sur les troubles que les personnes concernées attribuent aux champs électromagnétiques ambiants (dites « électro-hypersensibles » ou « électrosensibles »). À l’issue d’une analyse des données scientifiques disponibles, elle a rattaché ce syndrome communément appelé « hypersensibilité électromagnétique » à la famille des intolérances environnementales idiopathiques (IEI), c’est-à-dire attribuées à l’environnement mais sans cause connue. Le terme plus général d’« intolérance environnementale idiopathique attribuée aux champs électromagnétiques » a été proposé. L’agence de santé reconnaît que les souffrances des personnes sont bien réelles mais précise qu’« il n’existe ni critères diagnostiques clairs pour ce problème sanitaire, ni base scientifique permettant de relier les symptômes de la HSEM [hypersensibilité électromagnétique] à une exposition aux CEM [champs électromagnétiques] » [2]. Ces conclusions ont été maintes fois confirmées. C’est par exemple le cas, en France, de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Dans un avis rendu en mars 2018, en s’appuyant « sur l’ensemble de la littérature scientifique disponible, ainsi que sur un grand nombre d’auditions », l’agence conclut « en l’état actuel des connaissances, à l’absence de preuve expérimentale solide permettant d’établir un lien de causalité entre l’exposition aux champs électromagnétiques et les symptômes décrits par les personnes se déclarant électro-hypersensibles » [3].

En outre, l’OMS conseille aux gouvernements d’apporter une information claire sur l’état des connaissances « spécifiant qu’il n’existe actuellement aucune base scientifique permettant d’établir une relation entre HSEM et exposition aux CEM ». À l’attention des médecins, elle recommande de « se concentrer sur les symptômes sanitaires et sur le tableau clinique et non sur le ressenti de la personne quant à la nécessité de réduire ou d’éliminer les CEM à son poste de travail ou à son domicile » [2].


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Devant la justice

En revanche, il semble que l’expertise produite en justice ne reflète pas toujours cette réalité lorsqu’il s’agit de statuer sur le sujet. Dans certains cas, les plaignants opposés au Linky sont déboutés. Dans d’autres, Enedis se verra interdire d’installer le nouveau compteur, ou sera sommé d’installer des « filtres protecteurs » [4] ou encore de remettre en place l’ancien compteur.

Ainsi, fin 2023, un jugement de la cour d’appel de Lyon a donné raison à une personne demandant la désinstallation du compteur Linky [5], responsable selon le tribunal de « céphalées et acouphènes conduisant à un état pathologique invalidant ». Pour la cour, au regard des éléments produits, « il apparaît justifié d’attribuer la survenance du “syndrome d’intolérance environnementale aux champs électromagnétiques” [désigné par SICEM-EHS dans le jugement] à l’installation du compteur Linky réalisée le 13 janvier 2020 ». Les éléments en question sont constitués de deux certificat médicaux. Le premier affirme que le plaignant a présenté « des céphalées et acouphènes permanents dès l’installation d’un compteur Linky », le médecin constatant que « les symptômes qu’il présente peuvent entrer dans le champ d’un syndrome d’hypersensibilité électromagnétique ou intolérance environnementale attribuée aux champs électromagnétiques ». Le second, selon la cour, « conclut expressément en faveur d’un “syndrome d’intolérance environnementale aux champs électromagnétiques” », ou SICEM. Notons que cette appellation a été introduite en 2010 par le controversé Pr Belpomme [6] qui affirme, en totale contradiction avec l’analyse des instances sanitaires, que les symptômes sont causés par les ondes et présentent le risque d’une évolution vers des maladies neurologiques graves, et que des « mesures de précaution ou d’éviction » des sources sont nécessaires pour s’en prémunir [7].

Le tribunal a bien reconnu que, « pour avéré que soit le préjudice subi », la société Enedis était « fondée à rappeler » que l’obligation de dépose du compteur supposait « la démonstration d’un lien de causalité entre les symptômes ressentis et l’installation du compteur communicant ». Laquelle a contesté ce lien en versant au dossier les expertises scientifiques existantes, en particulier celle de l’Anses.

Scène de tribunal, Jean-Louis Forain (1852-1931)

Toutefois, sans prétendre en faire une analyse approfondie, force est de constater que le développement du raisonnement qui conduit la cour à sa décision finale est assez difficile à suivre. Elle estime que, dans la mesure où « il est suffisamment établi que ces symptômes résultent d’une intolérance aux champs électromagnétique », il est alors « indifférent de déterminer si cette hypersensibilité est physiologique ou psychologique, comme résultant d’un effet nocebo associé à une exposition aux champs électromagnétiques vécue comme imposée ». Le ressenti des personnes et les conséquences des céphalées et acouphènes sur la vie sociale du plaignant semblent primer, à savoir le sentiment que ce sont les ondes qui sont en cause. C’est finalement au nom d’un « principe de précaution » qui imposait à Enedis « de ne pas exposer son abonné à de nouvelles pollutions électromagnétiques, médicalement contre-indiquées » que l’entreprise est condamnée.

La tâche des juges est sans doute compliquée par le fait que les plaignants produisent des certificats médicaux très divers attestant de leur condition d’électro-hypersensibles ou de la nécessité d’éloigner toute source de champ électromagnétique, produits de bonne foi, ou par complaisance (le Pr Belpomme a ainsi été sanctionné en février 2023 par une interdiction d’exercer d’un an pour avoir délivré de tels certificats [8]).

La Justice et la Vérité, Giorgio Vasari (1511-1574)

La Société française de médecine au travail, dans un rapport publié en décembre 2023, s’est penchée sur cette question des certificats médicaux et de la prise en charge des patients souffrant de symptômes qu’ils attribuent aux champs électromagnétiques. Tout d’abord, elle recommande, « tout en restant empathique », de « centrer sa démarche diagnostique sur les symptômes et non sur une recherche incertaine d’explication physiopathologique », ajoutant « qu’il n’y a pas d’argument à ce jour pour proposer une éviction des ondes électromagnétiques chez les personnes se disant électro-hypersensibles », ce qui rejoint la position de l’OMS. Concernant la production de certificats médicaux, elle rappelle que le médecin ne peut y décrire que ce qu’il constate de lui-même et conclut logiquement qu’« en aucun cas un médecin ne devrait écrire sur un certificat qu’il constate voire confirme une situation d’électrosensibilité » [9].

Notons que les avocats impliqués dans ces affaires (Linky, déploiement de la 5G, etc.) aux côtés des plaignants ne sont généralement pas neutres. Ils contribuent à la médiatisation de décisions en affirmant une jurisprudence susceptible d’attirer de futurs clients [10]. Certains se spécialisent sur ces sujets en organisant des réseaux militants ou des actions collectives (voir par exemple [11]).

La science n’a pas à dicter la décision de justice dans laquelle entre en compte de multiples considérations, pour autant, ces exemples montrent que faire la part des choses entre des certificats médicaux, des opinions, des perceptions et les expertises convergentes fondées sur la littérature scientifique est un exercice complexe dont le résultat paraît aléatoire.

Références


1 | Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, « Compteurs Linky nouvelle génération : un faible niveau d’exposition aux ondes », expertise, 11 mai 2023. Sur anses.fr
2 | Organisation mondiale de la santé, « Champs électromagnétiques et santé publique : hypersensibilité électromagnétique », aide-mémoire, décembre 2005. Sur sante.gouv.fr
3 | Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, « Hypersensibilité aux ondes électromagnétiques : amplifier l’effort de recherche et adapter la prise en charge des personnes concernées », avis, 27 mars 2018. Sur anses.fr
4 | Association française pour l’information scientifique, « Électro-hypersensibilité, science et justice », communiqué, 8 février 2022. Sur afis.org
5 | Cour de cassation, « Cour d’appel de Lyon, RG n° 23/00149, 29 novembre 2023 », texte de la décision, consulté le 4 mars 2024. Sur courdecassation.fr
6 | Thibert C, « Électrosensibilité : le Pr Belpomme visé par une procédure disciplinaire de l’Ordre des médecins », Le Figaro, 31 janvier 2018.
7 | Belpomme D, « Le syndrome d’intolérance aux champs électromagnétiques (SICEM) », Artac, 27 avril 2010. Sur electrosensible.org
8 | Marques A, « Électrosensibilité : sanctionné d’un an d’interdiction d’exercice par l’Ordre des médecins, le Pr Belpomme dénonce une décision “scandaleuse” », Egora, 24 mai 2023. Sur egora.fr
9 | Société française de santé au travail, « Personnes se déclarant électro-hypersensibles : repères pour la pratique médicale, réponses aux questions et document court de synthèse », 13 décembre 2023. Sur sante.gouv.fr.
10 | Perrin A, Souques M, « Médiatisation d’un jugement en faveur d’un électrosensible : à qui profite vraiment le buzz ? », The European Scientist, 19 novembre 2018.
11 | Bulletin d’information de l’action collective contre Linky, 15 mars 2020. Sur linky.palace.legal

Publié dans le n° 348 de la revue


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L' auteur

Anne Perrin

Titulaire d’un doctorat en biologie et d’un master en philosophie, expert-conseil scientifique sur le thème « (…)

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