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Comment des souris amnésiques retrouvent la mémoire

Publié en ligne le 5 août 2023 - Cerveau et cognition -

« La mémoire est la sentinelle de l’esprit. »

William Shakespeare, Macbeth, 1605

Chaque jour, nous stockons dans notre mémoire des souvenirs de nouvelles expériences. Notre capacité extraordinaire à récupérer ultérieurement un si grand nombre de souvenirs est due en grande partie à leur consolidation [1], processus mnésique permettant leur enregistrement en mémoire à long terme pour une durée illimitée. La consolidation des souvenirs acquis se poursuit longtemps après que les expériences elles-mêmes sont terminées. Le sommeil la favorise en réactivant les neurones qui ont été sollicités lors de l’acquisition d’une information.

L’importance du sommeil dans la consolidation des souvenirs

Le sommeil apparaît comme une situation idéale au cours de laquelle le cerveau, isolé du monde extérieur, mémorise ses acquis récents. La mémorisation suit un cheminement en trois étapes : l’encodage, qui transforme un événement ou un fait en une trace mnésique, la consolidation, qui permet de transformer la trace encore fragile en une forme plus durable, et le rappel, qui est la réutilisation des informations stockées.

Flaming June, Frederic Leighton (1830-1896)

En 1885, Hermann Ebbinghaus, psychologue allemand (1850-1909), fut l’un des premiers à avoir observé l’effet du sommeil sur la mémorisation. Il avait constaté que les souvenirs évoluent avec le temps selon un schéma particulier : sur vingt-quatre heures, ils s’effacent d’abord rapidement, puis de plus en plus lentement. Il avança l’hypothèse que le sommeil joue un rôle dans la conservation des souvenirs [2]. En 1924, reprenant cette hypothèse, John Jenkins et Karl Dallenbach, psychologues américains, firent apprendre par cœur à des étudiants des listes de syllabes sans signification et testèrent la rétention après 1, 2, 4 et 8 heures dans deux conditions : soit les sujets dormaient, soit ils ne dormaient pas, entre l’apprentissage et le test [3, 4]. Dans le premier cas, l’apprentissage avait lieu en pleine nuit pour que les sujets, déjà en pyjama, puissent aller aussitôt s’endormir dans la pièce voisine. Quel que soit le délai entre l’apprentissage et le test, les étudiants se souvenaient beaucoup mieux des syllabes apprises s’ils avaient dormi que s’ils étaient restés éveillés (au bout de 8 heures par exemple, ils récitaient correctement 55 % de syllabes au lieu de 15 %, respectivement).

L’expérience de J. Jenkins et K. Dallenbach a depuis été répliquée dans de nombreux contextes, testant différents types de souvenirs. En 2014, dans le cadre d’un cours donné au Collège de France sur les « Fondements cognitifs des apprentissages scolaires », intitulé « La consolidation des apprentissages et l’importance du sommeil », Stanislas Dehaene rappelle que cette expérience a donné une impulsion à d’autres expériences mettant en évidence l’importance du sommeil dans l’apprentissage et la mémorisation [5].

Le sommeil aurait non seulement un rôle passif de protection contre les influences extérieures, mais encore il permettrait de transformer une trace mnésique fragile en une trace stable, plus permanente et moins sensible. Il restructurerait les souvenirs, les intégrerait à d’autres connaissances et contribuerait à effacer certaines des informations les moins adéquates.

Les deux formes de la mémorisation

La mémoire déclarative, celle du « savoir », intervient dans l’apprentissage d’une liste de mots ou de syllabes, par exemple. La mémoire procédurale, celle du « savoir-faire », intervient lorsque nous apprenons à faire du vélo, à jouer du piano, etc. Le sommeil favorise ces deux apprentissages. En enregistrant l’activité électrique cérébrale au moyen d’électrodes placées sur la tête d’un sujet qui dort, on observe l’alternance de deux phases, le « sommeil lent » et le « sommeil paradoxal ». L’électroencéphalogramme montre qu’au cours du sommeil paradoxal, le cerveau est dans un état proche du réveil, les yeux sont animés de mouvements rapides. Au cours du sommeil lent, le cerveau est peu actif. Les ondes, c’est-à-dire les fluctuations régulières de l’activité électrique, sont particulièrement lentes sur le tracé obtenu. Or plusieurs études scientifiques ont montré que ce serait surtout ce sommeil lent qui est important pour la consolidation de la mémoire épisodique, qui a pour rôle l’encodage, le stockage et la récupération (ou le rappel) des informations personnellement vécues, alors que le sommeil rapide interviendrait dans les apprentissages procéduraux et les souvenirs impliquant les émotions. L’alternance physiologique de ces deux types de sommeil serait un élément favorable à la mémorisation [6].

Les conséquences de la privation de sommeil

La privation de sommeil peut affecter la mémoire, soit en réduisant la capacité du cerveau à enregistrer de nouvelles informations, soit en rendant plus difficile la mémorisation d’événements récents et de nouvelles connaissances. Elle peut aussi réduire la capacité du cerveau à rappeler les informations et à récupérer des souvenirs enregistrés dans la mémoire à long terme, celle qui permet de retenir, de manière illimitée, une information sur des périodes de temps très longues.

Cependant, la privation de sommeil entraîne-t-elle la perte définitive de certains souvenirs ? Compte tenu de l’importance du sommeil pour la mémorisation, on a tendance à penser qu’effectivement, c’est le cas.

Or en 2022, une équipe de chercheurs néerlandais a découvert, en étudiant le comportement de souris empêchées de dormir, que ce qu’elles apprennent en étant privées de sommeil n’est pas nécessairement perdu, mais simplement difficile à se rappeler [7]. Ils ont cherché comment ces souvenirs, qui paraissaient oubliés, pourraient être de nouveau accessibles. Ils ont alors utilisé la technique optogénétique et un médicament administré chez l’humain contre certaines maladies pulmonaires, le roflumilast.

L’optogénétique, la lumière dans le cerveau

Au début des années 2010 a été développée une technique permettant d’identifier les neurones qui sont activés dans le cerveau d’une souris placée dans une situation particulière [8]. Cette technique est appelée stimulation optogénétique de l’hippocampe [9]. L’hippocampe est une zone de notre cerveau, qui fait partie du lobe temporal du cortex cérébral. Il joue un rôle crucial dans le traitement spatial et la navigation, ainsi que dans la mémoire des événements passés. Il est principalement impliqué dans le stockage des souvenirs et dans la résistance de ces souvenirs à l’oubli : « Dans un premier temps, ils sont stockés de façon temporaire et réversible par l’hippocampe, une région du cerveau cachée dans les profondeurs des lobes temporaux [...] Dans un second temps, les souvenirs se libèrent progressivement de la responsabilité de l’hippocampe et sont transférés à des régions largement distribuées à l’ensemble du cortex, où ils seront mémorisés durablement. Des travaux réalisés chez des rats ont permis de mettre en évidence le rôle du sommeil dans ce transfert » [10].

Souris et cacahuète, Albert Anker (1831-1910)

La technique de l’optogénétique permet de stimuler des cellules du cerveau par des éclairs de lumière. Les chercheurs ont créé une souris génétiquement modifiée pour exprimer une protéine appelée channelrhodopsine-2 (ChR2). Cette protéine est exprimée exclusivement dans l’hippocampe et seulement dans les neurones impliqués dans la formation des souvenirs. Elle est sensible à la lumière et lorsqu’elle est illuminée à l’aide d’une fibre optique, les cellules qui l’expriment sont activées. Enfin, ils ont connecté des fibres optiques dans le crâne de la souris pour transmettre la lumière au cerveau et ainsi réactiver des neurones préalablement choisis. Ceci a permis de marquer et d’activer uniquement les cellules du cerveau qui encodent un souvenir spécifique. Cette technique avait été décrite en 2012 dans un article de la revue Science [11]. Les chercheurs avaient alors constaté qu’il était possible d’induire un faux souvenir dans le cerveau de la souris [12].

Les souris ont-elles perdu la mémoire ?

Très souvent, nous faisons l’expérience que nos souvenirs nous échappent. La privation de sommeil accentue cette expérience. L’étude hollandaise déjà mentionnée [7] a examiné si l’amnésie résultant de la privation de sommeil était le résultat direct de la perte d’informations ou simplement causée par des difficultés à les récupérer. Les auteurs écrivent : « La privation de sommeil sape les processus de mémoire, mais chaque élève sait qu’une réponse qui lui a échappé pendant l’examen peut apparaître des heures après. » Ceci montre que l’information était bien stockée dans le cerveau, mais qu’il était difficile de la récupérer.

Au moyen de la technique optogénétique, les chercheurs ont provoqué pendant une période d’apprentissage la production de ChR2 dans les neurones, dans la zone du cerveau où sont stockées les connaissances factuelles et les informations spatiales. Dans un premier temps, les souris génétiquement modifiées devaient apprendre où se trouvait un objet. Ce processus dépend de l’hippocampe. Quelques jours plus tard, les souris devaient effectuer la même tâche, mais le même objet avait été déplacé à un autre endroit. Les souris qui avaient été privées de sommeil pendant quelques heures avant la première session n’ont pas détecté ce changement, ce qui suggère qu’elles ne se sont pas souvenues de l’emplacement original des objets. Cependant, lorsque les chercheurs ont réactivé à l’aide de la lumière les neurones de l’hippocampe où avaient été stockées les informations au départ, elles ont réussi à se souvenir des emplacements originaux. Selon les auteurs, cela montre que les informations se trouvaient bien dans l’hippocampe pendant la privation de sommeil, mais qu’elles ne pouvaient pas être récupérées sans stimulation. L’amnésie induite par la privation de sommeil serait due à un problème de récupération de la mémoire. L’activation des traces concrètes d’un souvenir dans notre cerveau après une privation de sommeil restaurerait la capacité de récupération mnésique. L’amnésie due à la perte de sommeil pourrait être définitivement inversée plusieurs jours après l’apprentissage.

Le Souvenir, Jan Verkade (1868-1946)

Le roflumilast et l’optogénétique paraissent pouvoir être utilisés pour restaurer l’accès à la mémoire. Selon les auteurs de cette dernière étude, « dans l’ensemble, nos études chez la souris démontrent que la privation de sommeil ne provoque pas nécessairement une perte de mémoire, mais conduit plutôt au stockage sous-optimal d’informations qui ne peuvent être récupérées sans traitement médicamenteux ou stimulation optogénétique ». Selon les chercheurs, la découverte que les souvenirs enfouis dans le cerveau peuvent être rendus accessibles, du moins chez la souris, ouvre toutes sortes de possibilités intéressantes. Chez l’humain, les troubles de la mémoire liés à l’âge ou à la maladie d’Alzheimer pourraient être atténués grâce à une stimulation optogénétique et au roflumilast, et certains souvenirs évanescents pourraient être rendus de nouveau accessibles de façon permanente. En administrant du roflumilast à un étudiant pendant la période de révision d’un examen, ou à un comédien pendant l’apprentissage de son rôle, on parviendrait à combler les trous de mémoire, les informations étant reconsolidées dans le cerveau.

En conclusion de ces expériences, les auteurs expriment cet espoir : « Il pourrait être possible de stimuler l’accessibilité de la mémoire chez les personnes souffrant de troubles de la mémoire liés à l’âge ou de la maladie d’Alzheimer à un stade précoce avec le roflumilast. Et peut-être pourrions-nous réactiver des souvenirs spécifiques, afin de les rendre à nouveau accessibles de façon permanente, comme nous l’avons fait avec succès chez la souris. »

Pour l’heure, il est rassurant de savoir que nos souvenirs ne sont pas irrémédiablement perdus et que si notre mémoire nous fait défaut, de bonnes nuits de sommeil ou de courtes siestes nous protégeront en partie de l’oubli.

Références


1 | Lechner HA et al., “100 Years of consolidation : remembering Müller and Pilzecker”, Learning Memory, 1999, 6 :77-87.
2 | Ebbinghaus H, Über das gedächtnis. Untersuchungen zur experimentellen Psychologie, Duncker und Humblot, 1885.
3 | Jenkins JG, Dallenbach KM, “Obliviscence during sleep and waking”, The American Journal of Psychology, 1924, 35 :605-12.
4 | « Rôle du sommeil dans la mémorisation », SVTice, 2016. Sur svtice-hatier.fr
5 | Dehaene S, « La consolidation des apprentissages et l’importance du sommeil », Collège de France, cours, 10 février 2015. Sur college-de-france.fr
6 | Rauchs G et al., « Liens entre sommeil et mémoire au fil de la vie », Revue de neuropsychologie, 2011, 3 :33-40.
7 | Bolsius YG et al., “Recovering object-location memories after sleep deprivation-induced amnesia”, Current Biology, 2023, 33 :298-308.
8 | Liu X et al., “Optogenetic stimulation of a hippocampal engram activates fear memory recall”, Nature, 2012, 484 :381-5.
9 | Bard L, « L’optogénétique, quand la lumière prend les commandes du cerveau », Aux frontières du cerveau, Le journal du CNRS, 19 juin 2017. Sur lejournal.cnrs.fr
10 | Cohen L, « L’amnésique qui manquait de sommeil », Cerveau & Psycho, 18 octobre 2017. Sur cerveauetpsycho.fr
11 | Ramirez S et al., “Creating a false memory in the hippocampus”, Science, 2013, 341 :387-91.
12 | Axelrad B, « L’hippocampe, des souris et des hommes »-, SPS n° 306, 23 octobre 2013. Sur afis.org

Publié dans le n° 344 de la revue


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L' auteur

Brigitte Axelrad

Professeur honoraire de philosophie et psychosociologie. Membre du comité de rédaction de Science et pseudo-sciences (…)

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