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Les agriculteurs français surconsommateurs de pesticides ?

Publié en ligne le 30 décembre 2015 - Pesticides -
Version intégrale de l’article paru dans SPS n° 315.

C’est un des clichés les plus fréquents sur les agriculteurs français. Ils seraient « addicts » aux pesticides 1, jouets des lobbies de l’agrochimie et de la distribution agricole. L’affirmation repose sur un seul argument, répété à satiété : la France est le troisième marché mondial pour les pesticides, après les États-Unis et le Japon. Étonnant, étant donné la taille du pays. C’est oublier que la France est le plus grand pays agricole de l’Union Européenne et un producteur non négligeable à l’échelle mondiale. Et surtout, qu’il s’agit du marché calculé en valeur et non en volume. Si on s’intéresse aux quantités employées, qui sont beaucoup plus représentatives des comportements des agriculteurs et des impacts environnementaux, la situation de la France n’a rien d’atypique, au contraire (voir les figures 1a et 1b).

 Figure 1a — Figure 1b
Consommation de pesticides ramenée à la surface agricole (terres arables et cultures permanentes) dans l’UE (figure 1a) et les principaux pays exportateurs agricoles mondiaux (figure 1b) (Source : FAO STAT). Indicateurs : chaque fois qu’il était disponible, nous avons employé l’indicateur agro-environnemental de référence de la FAO, la consommation d’ingrédients actifs dans les terres arables et cultures permanentes, (CIA TACP), en 2009. Pour les pays où cet indicateur n’était pas disponible 2, nous l’avons estimé en faisant la somme des consommations d’herbicides, fongicides et insecticides, ramenée à la même surface. Ce calcul sous-estime un peu la consommation globale, car il néglige quelques catégories de pesticides mineurs (traitement de semences par exemple).

1 C’est-à-dire l’Argentine, l’Australie, le Brésil, la Croatie et la Grèce. Faute de données 2009, les dates de calcul des CIA TACP sont 2005 pour la Belgique, 2007 pour la Lettonie, Malte et la République Tchèque, et 2001 pour l’Espagne.

2 C’est-à-dire l’Argentine, l’Australie, le Brésil, la Croatie et la Grèce. Faute de données 2009, les dates de calcul des CIA TACP sont 2005 pour la Belgique, 2007 pour la Lettonie, Malte et la République Tchèque, et 2001 pour l’Espagne.

 

Parmi les grands producteurs agricoles mondiaux, la France se situe en milieu de tableau. Les pays d’Asie orientale, très peuplés par rapport aux terres agricoles disponibles, ont choisi une intensification très poussée, et se retrouvent largement en tête des consommations en pesticides. À l’autre bout du spectre, l’Australie, handicapée par un climat globalement aride mais disposant de surfaces immenses par rapport à sa population, a une agriculture extensive avec un très faible niveau d’intrants. Les grands pays exportateurs du continent américain, également peu peuplés, bénéficient d’un climat plus favorable que l’Australie. Ils ont intensifié davantage leurs productions, et se situent à un niveau intermédiaire. L’Union Européenne se situe également dans ce groupe intermédiaire. C’est une des régions du monde qui dispose du meilleur potentiel agronomique, mais elle est aussi assez fortement peuplée, ce qui l’a orienté vers une agriculture intensive (à un degré moindre que l’Asie orientale), pour préserver son autonomie alimentaire.

La France est de peu au-dessus de la moyenne européenne. Elle est même un des meilleurs élèves de l’Europe de l’Ouest. Il y a néanmoins des écarts énormes entre pays, et nombre d’états européens ont des consommations nettement plus faibles. Sont-ils particulièrement vertueux ? C’est peu probable, si on regarde ces chiffres avec un œil d’agronome, en tenant compte des cultures et du climat.

Les moyennes nationales ne veulent pas dire grand-chose, tant les consommations varient d’une culture à l’autre. Le tableau 1 présente l’utilisation des pesticides en fonction des cultures en France.

Tableau 1 : Indices de Fréquence de Traitement des principales catégories de production agricole en France

Source : « L’utilisation des pesticides en France : état des lieux et perspectives de réduction », site du Ministère de l’Agriculture, 12 janvier 2012.

Avec sa forte proportion de vigne, d’arboriculture et de productions légumières, trois à neuf fois plus gourmandes en pesticides que le blé, il n’est pas très étonnant que la France en utilise davantage que la Suède !

Le climat joue également un rôle essentiel. Océanique, donc doux et humide dans l’ouest de l’Europe, il est beaucoup plus favorable aux ennemis des cultures que le climat continental d’Europe centrale, avec ses hivers froids et ses précipitations estivales irrégulières, ou que le climat sec des zones méditerranéennes. Cet effet s’observe déjà, sur la carte de France des pesticides sur le blé et la vigne, les deux cultures les plus consommatrices dans le pays (figure 2).

Figure 2a : Indice de fréquence de traitement (IFT) total sur blé tendre (moyenne des enquêtes Pratiques Culturales 2006 et 2011 3 - Régions en blanc : non prises en compte, car surfaces trop faibles pour être significatives.
Figure 2b : Nombre total de traitements appliqués sur vigne (Enquêtes Pratiques Culturales 2013 4.

Les céréaliers alsaciens ou aquitains emploient en moyenne moitié moins de pesticides que leurs collègues du Nord de la France et de Picardie. Cet écart est essentiellement dû aux fongicides. L’effet du climat sur la pression de maladies explique aussi pourquoi les surfaces de blé bio sont majoritairement dans la moitié sud du pays.

Pour les mêmes raisons, les vignerons provençaux consomment beaucoup moins de pesticides que les champenois ou que les producteurs du Val de Loire. Si les gradients climatiques vers le sud et l’est sont déjà très sensibles à l’échelle de l’hexagone, il n’y a rien d’étonnant à ce que les agriculteurs français en moyenne consomment plus que leurs collègues espagnols ou d’Europe centrale.

Les comparaisons internationales ne signifient donc rien si elles ne sont pas segmentées par culture, et si elles ne tiennent pas compte du climat.

La présence de la France sur le podium des trois plus gros marchés mondiaux des pesticides en valeur doit enfin beaucoup au coût particulièrement élevé de ces produits en France. Nos agriculteurs emploient une forte proportion de produits récents, ayant un meilleur profil toxicologique que les produits génériques utilisés majoritairement dans les pays en voie de développement, mais plus coûteux car encore protégés par des brevets.

Malheureusement, il n’y a pas actuellement de sources statistiques permettant de calculer les consommations de pesticides, par culture, et à l’échelle des régions européennes. Une lacune d’autant plus regrettable que, si ces statistiques existaient, il serait facile de les relier à des indicateurs agronomiques sur les besoins réels des cultures : pour la plupart des maladies et ravageurs majeurs, il existe des modèles de prévision des risques, qui permettraient de comparer objectivement les pressions de maladie entre régions de climat différents. Cela pourrait constituer une excellente base pour fixer des objectifs régionalisés de nombre de traitements, sans doute plus pertinents qu’un objectif de baisse arbitraire de 50 %.

En l’absence d’indicateurs objectifs à l’échelle européenne, l’analyse des pratiques agricoles françaises démontre en tout cas trois choses :

  1. Dans le contexte européen et mondial, la France est proche de la moyenne de la consommation de pesticides. Ce classement « moyen » est même plutôt méritoire compte tenu de la forte présence en France de cultures fortement consommatrices de pesticides, comme la vigne et l’arboriculture fruitière de la prédominance du climat océanique, beaucoup plus favorable aux maladies et ravageurs des cultures que les climats continentaux et froids de l’Europe de l’Est et de la Scandinavie, et que l’aridité du climat espagnol.
  2. La présence de la France sur le podium des trois plus gros marchés mondiaux des pesticides (en valeur) s’explique donc essentiellement par le coût particulièrement élevé de ces produits en France, beaucoup plus que par les quantités employées. Un coût élevé en partie dû au fait que les agriculteurs français emploient une forte proportion de produits récents, ayant un meilleur profil toxicologique que les produits génériques utilisés majoritairement dans les pays en voie de développement, mais plus coûteux car encore protégés par les brevets.
  3. Les agriculteurs français adaptent déjà bien leurs traitements en fonction du risque climatique propre à leur région. On est loin des pantins manipulés par le lobby agrochimiste, que dépeignent les ONG environnementalistes.

1 Voir par exemple « Les raisons de l’addiction française aux pesticides », Le Monde du 29 octobre 2012.