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Animaux d’élevage : prendre en compte leurs ressentis

Publié en ligne le 12 décembre 2024 - Agriculture -

Rachel Degrande pour le Collectif scientifique de réflexion sur le bien-être animal. L’ensemble des scientifiques impliqués dans le Collectif qui sont cités ici ont participé de manière égale à la rédaction de l’article : Rachel Degrande (a), Juliette Cognié (a), Véronique Deiss (b), Angélique Favreau-Peigné (c), Valérie Fillon (d), Plotine Jardat (a), Christine Leterrier (a), Frédéric Lévy (a), Odile Petit (e), Freddie-Jeanne Richard (f).
  • (a) CNRS, INRAE, Université de Tours, PRC
  • (b) Université Clermont Auvergne, VetAgro Sup, INRAE, UMRH
  • (c) Université Paris Saclay, BREED, INRAE
  • (d) GenPhySE, Université de Toulouse, INRAE, ENVT
  • (e) CNRS, Université Clermont Auvergne, LAPSCO
  • (f) INRAE

Dans le langage courant, le terme d’« animaux d’élevage » fait référence aux espèces qui sont élevées à des fins de production alimentaire. En élevage, le milieu de vie de ces animaux fait l’objet de contraintes et restrictions parfois importantes dans le but de maximiser la production. Ces conditions de vie dégradées sont dénoncées depuis longtemps par des acteurs de la société civile. L’évolution des opinions sondées [1] montre que, en France, les personnes interrogées sont de plus en plus concernées par les questions relatives aux conditions de vie des animaux en général, et au bien-être des animaux d’élevage en particulier. Mais à quoi ce concept de bien-être animal fait-il référence ? Une définition approfondie prenant en compte non seulement l’état physique des animaux mais également leur sensibilité et leur état mental, a récemment été publiée par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Le propos de cet article est, dans un premier temps, d’exposer l’évolution du concept de bien-être animal jusqu’à sa définition actuelle et, dans un second temps, de mettre en lumière les connaissances scientifiques qui permettent de parler de ressenti, et donc de bien-être des animaux d’élevage, au travers de leurs capacités cognitives et émotionnelles.

Bien-être animal : un concept en évolution

En Europe, avant le courant des Lumières (XVIIIe siècle), les pratiques d’élevage ne prenaient pas en compte le ressenti (physique ou mental) des animaux. Le bien-être animal apparaît dans les écrits de Jean-Jacques Rousseau [2] et conduira à la mise en place d’une première réglementation anti-cruauté : la loi Grammont de 1850 qui sanctionne les mauvais traitements abusifs commis en public sur les animaux domestiques. C’est en 1965, avec le rapport Brambell [3], que sont énoncées les « cinq libertés » des animaux captifs : absence de faim, de soif et de malnutrition, absence de peur et de détresse, absence de stress physique ou thermique, absence de douleur, de lésions et de maladie, et possibilité pour l’animal d’exprimer les comportements normaux de son espèce. Ces cinq libertés servent toujours de référence pour s’assurer que l’environnement de vie des animaux captifs, dont les animaux d’élevage, répond à ces besoins fondamentaux. Par exemple, les cinq libertés ont servi de base aux grilles d’évaluation du bienêtre animal en élevage, en particulier lors du travail pionnier Welfare Quality® [4, 5].

Progressivement, la législation française intègre la nécessité de prendre en compte les besoins biologiques des animaux et reconnaît leur sensibilité, puis distingue le statut de ces animaux de celui des objets, même s’ils restent encore considérés comme des biens (Code rural de 1976, loi de 1999 et Code civil de 2015 [6]). L’accumulation des connaissances scientifiques concernant les capacités cognitives et émotionnelles des animaux, ainsi que les évolutions sociétales, appuient la reconnaissance de leur sensibilité au niveau législatif. En 2015, le Code civil entérine la qualification des animaux en tant qu’« êtres vivants doués de sensibilité ». En 2018, l’Anses redéfinit le bien-être animal comme un « état mental et physique positif de l’animal lié à la satisfaction de ses besoins physiologiques et comportementaux ainsi que de ses attentes. Cet état varie en fonction de la perception de la situation par l’animal » [7]. En 2024, l’agence propose des critères scientifiques pour concevoir un étiquetage des produits d’origine animale spécifique au bien-être des animaux d’élevage [8]. L’ensemble de ces changements permet de poser un cadre de réflexion quant aux conditions de vie de ces animaux en élevage. Reconnaître qu’il faut prendre en compte leur état mental permet de dépasser la notion de bientraitance, qui impose seulement de mettre à disposition des équipements et soins adaptés. On s’intéresse désormais à leurs besoins psychologiques et comportementaux pour aboutir à la notion de bien-être.

Barbaro après la chasse (détail), Rosa Bonheur (1822-1899)

Les notions d’état mental et de sensibilité qui définissent le bien-être animal selon l’Anses s’appuient sur le fait que les animaux possèdent des capacités cognitives et ressentent des émotions. Cela implique l’existence d’une composante subjective, propre à chaque individu, liée à la manière dont chaque animal perçoit et interprète les informations de son environnement. La suite de l’article rapporte des exemples de certaines de ces capacités émotionnelles et cognitives chez des animaux d’élevage.

Des animaux sensibles

Une émotion est une réaction psychologique et physiologique intense et brève, déclenchée par un événement interne (ex : douleur) ou externe (ex : bruit fort inattendu, objet) [9]. La sensibilité émotionnelle comporte un aspect sensoriel et un aspect subjectif, propre à chaque individu. C’est cette capacité à expérimenter les événements de manière subjective et à ressentir des émotions, similaire chez l’humain et l’animal, que l’on appelle « sentience ». Aujourd’hui, nous savons que les réponses émotionnelles des animaux ne sont pas de simples réflexes : elles impliquent un traitement cognitif. L’émotion naît de l’évaluation de l’événement auquel l’animal est confronté, sur la base des caractéristiques de cet événement (soudaineté, familiarité, valence positive ou négative), de sa concordance avec les attentes de l’animal et de sa possibilité à contrôler l’événement [10]. L’observation d’émotions chez des animaux indique donc qu’ils sont capables d’analyser la situation et potentiellement de prédire le résultat de leurs actions.

Bien que le degré de sentience puisse varier selon l’espèce, des travaux scientifiques ont prouvé que les animaux d’élevage peuvent ressentir diverses émotions comme la peur, la colère, la déception, le plaisir, etc. [11]. Par ailleurs, l’accumulation d’émotions au cours de la vie de l’animal peut induire des états affectifs de plus longue durée, positifs ou négatifs, qui sont d’intensité modérée et stables dans le temps. Des moutons exposés à une suite d’événements perçus comme négatifs expriment un jugement « pessimiste » : en face d’une situation ambiguë, ils ont tendance à la percevoir négativement [12]. En revanche, ceux élevés dans un environnement favorable la perçoivent positivement (voir encadré ci-après). Les animaux d’élevage sont aussi sensibles aux expressions émotionnelles de leurs congénères, voire des humains, et peuvent en être affectés par contagion émotionnelle.

Les exemples issus de recherches en cognition et en éthologie montrent qu’il est possible d’accéder de manière objective aux expériences émotionnelles de l’animal, lorsque son comportement peut être relié à son vécu et ses capacités d’évaluation (voir par exemple [13]). Ces résultats montrent que les animaux d’élevage ressentent des émotions, et renforcent l’importance de l’attention que nous devons porter à leur bien-être. Ce ressenti subjectif dépend de la manière dont ils comprennent leur environnement physique ou social, et donc de leurs capacités cognitives.

Comment évaluer l’état affectif de l’animal


Le « test de biais de jugement » est un test cognitif qui consiste à apprendre dans un premier temps à un animal qu’un stimulus est associé à un événement négatif et qu’un autre stimulus est associé à un événement positif. Par exemple [1], l’animal est mis en situation de choix face à deux contenants. S’il se dirige vers le contenant de droite, l’animal recevra un stimulus négatif A (un souffle d’air ou un bruit effrayant) ; s’il se dirige vers le contenant de gauche, il aura accès à un stimulus positif B (de la nourriture). Une fois que l’animal a appris à distinguer ces deux positions de contenants (droite = négatif, gauche = positif), le test consiste alors à présenter un seul contenant au milieu du dispositif (stimulus C, neutre).

Des indicateurs comportementaux permettent alors de qualifier l’état affectif de l’animal : s’il met beaucoup de temps à s’approcher du contenant au milieu, comme il le ferait après apprentissage pour le stimulus négatif, il sera qualifié de pessimiste car il se comporte comme s’il avait affaire au contenant « négatif » (il voit le verre à moitié vide). S’il s’approche vite de ce stimulus inconnu et neutre, il se comporte comme il le ferait pour le stimulus positif après apprentissage. On en conclut que l’animal évalue positivement cette situation neutre et que son biais de jugement correspond alors à un état qualifié d’optimiste.

Référence
1 | Doyle RE et al, “Measuring judgement bias and emotional reactivity in sheep following long-term exposure to unpredictable and aversive events”, Physiol Behav, 2011, 28 :102.

Les capacités cognitives des animaux d’élevage

Les capacités cognitives font référence à l’ensemble des processus mentaux qui permettent aux animaux de percevoir les informations de leur environnement, de les traiter (apprentissage, mémorisation, intégration) et éventuellement de s’y adapter. Cette définition comprend des capacités dites simples, comme associer un événement à sa conséquence, mais aussi des capacités dites complexes telles que la résolution de problèmes.

Les animaux d’élevage sont capables d’interpréter des indices de leur environnement physique. Certaines espèces possèdent des aptitudes numériques, d’autres de catégorisation, ou de savoir qu’un objet existe même lorsqu’il n’est plus visible. Ainsi, les porcs, les moutons, les poules ou les chevaux sont capables de discriminer différentes quantités [13]. Les moutons et les chevaux peuvent classer les plantes en catégories [14, 15]. Les poussins ou les chèvres savent se repérer dans l’espace grâce aux distances ou à la position relative des objets de l’environnement, et ainsi mémoriser la localisation spatiale de récompenses cachées. Les lapins ont un très bon sens topographique (perception des reliefs) et sont capables d’agencer leur espace, de construire des habitats complexes (terriers) et de s’y repérer [16].

Certaines espèces d’élevage possèdent des capacités considérées jusqu’à récemment comme propres à l’humain. Par exemple, le porc possède une mémoire complexe lui permettant d’avoir des souvenirs que l’on peut qualifier d’« autobiographiques » : il se souvient de l’emplacement de différentes cachettes d’une pièce où peut se trouver un objet, après les avoir vues une seule fois, et est capable de retrouver la bonne cachette en fonction du contexte (par exemple : la couleur de la pièce) [17]. Un autre exemple est le raisonnement par inférence [18] (par exemple inférence par exclusion, inférence causale) qui consiste à associer plusieurs indices pour faire une conclusion, et mis en évidence chez le porc, la chèvre, et même chez la poule.

Les capacités sociales des animaux d’élevage

La cognition sociale englobe l’ensemble des capacités à se représenter son environnement social. Il s’agit notamment des capacités de catégorisation des relations sociales comme les relations de parenté, d’affinité ou de dominance, essentielles à la stabilité et la cohésion du groupe [19]. Un premier exemple concerne les relations d’affinité : le jeune âge est une période privilégiée pour le développement des liens d’attachement qui s’accompagne, chez la majorité des animaux d’élevage, d’une reconnaissance individuelle entre la mère et son jeune. Puis, au cours de leur développement, les jeunes élargissent leur univers social aux membres de la fratrie, puis aux autres membres du groupe. Des relations d’affinité s’établissent, fondées sur des interactions positives. Un second exemple est l’établissement de relations hiérarchiques qui permet de limiter les interactions agressives au sein du groupe : l’individu subordonné reconnaît un individu dominant en répondant par fuite ou évitement, avant toute démonstration agressive.

Le Sevrage des veaux, Rosa Bonheur

Les animaux d’élevage peuvent mémoriser les signatures sensorielles de leurs congénères grâce à des signaux olfactifs, visuels ou sonores, et reconnaissent ainsi le sexe, l’âge, l’état reproducteur, la familiarité ou même l’identité de chaque congénère [20]. Par exemple, les chèvres associent les vocalisations d’une congénère à son identité [21]. La truite d’élevage peut distinguer l’image de ses congénères de formes abstraites ou d’objets (mais pas d’autres espèces de poissons) simplement sur la base de photographies [22]. Les bovins [20], les chevaux [23], les moutons [24] et les cochons [25] sont même capables de discriminer différents humains. Les bovins, les chevaux et les chèvres différencient des expressions émotionnelles chez les humains [26]. Notamment, les chevaux montrent plus de signes de stress lorsqu’ils rencontrent une personne qu’ils ont vue (en photo) exprimant de la colère que s’ils l’ont vue exprimer de la joie.

La cognition sociale comprend également les apprentissages sociaux, lorsqu’un individu produit un comportement après observation ou imitation d’un autre individu. Ce mécanisme d’apprentissage permet, par exemple, au jeune d’acquérir de nouvelles compétences, comme développer des préférences alimentaires ou sexuelles appropriées. Pour appréhender la hiérarchie au sein du groupe, de nombreuses espèces sociales et notamment la poule [27] sont capables d’inférence transitive : elles peuvent déterminer le lien de hiérarchie entre des individus A et C, simplement à partir de leur connaissance des liens de hiérarchie entre A et B d’une part et entre B et C d’autre part. La poule, comme d’autres espèces, peut exprimer ce qui s’apparente à de l’empathie : une mère qui observe son poussin placé dans un contexte qu’elle a précédemment associé à un stress émet davantage de signaux de stress, alors qu’elle-même n’est pas en train de vivre la situation.

À travers ces exemples, nous voyons que la richesse des relations sociales des animaux d’élevage requiert des systèmes complexes de communication et de traitement des informations sociales. La connaissance des capacités émotionnelles, sociales et cognitives des animaux d’élevage n’en est qu’à ses débuts et les travaux de recherche à venir continueront d’affiner notre compréhension sur leurs aptitudes et leurs ressentis.

Références


1 | Ifop, « Les Français et le bien-être des animaux, Vague 5 », Sondage pour la Fondation 30 Millions d’amis, 2022. Sur ifop.com
2 | Rousseau JJ, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Flammarion, 2011.
3 | Brambell WR, “Report of the technical committee to enquire into the welfare of animals kept under intensive livestock husbandry systems”, Her Majesty Stationary Office,1965. Sur edepot.wur.nl
4 | Botreau R et al., “Overall assessment of animal welfare : strategy adopted in Welfare Quality®”, Anim Welf, 2009, 18 :4.
5 | Site Internet du réseau européen Welfare Quality®. Sur welfarequalitynetwork.net
6 | « Bien-être animal : une préoccupation croissante », Vie Publique, 19 décembre 2023.
7 | Anses, « Avis relatif au bien-être animal : contexte, définition et évaluation », 2018. Sur anses.fr
8 | Anses, « Avis relatif à des lignes directrices pour l’établissement de référentiels d’étiquetage du bien-être des animaux », 2024. Sur anses.fr
9 |Mendl M, Paul ES, “Animal affect and decision-making”, Neurosci Biobehav Rev, 2020, 112 :144-63.
10 | Mendl M et al., “Bridging the gap : human emotions and animal emotions”, Affect Sci, 2022, 3 :703-12.
11 | Boissy A, Lee C, “How assessing relationships between emotions and cognition can improve farm animal welfare”, Rev Sci Tech, 2014, 33 :103-10.
12 | Doyle RE et al, “Measuring judgement bias and emotional reactivity in sheep following long-term exposure to unpredictable and aversive events”, Physiol Behav, 2011, 28 :102.
13 | Nawroth C et al., “Farm animal cognition : linking behavior, welfare and ethics”, Front Vet Sci, 2019, 6.
14 | Ginane C, Dumont B, “Do sheep categorize plant species according to botanical family ?”, Anim Cogn, 2011, 14 :369-76.
15 | Gabor V, Gerken M, “Shetland ponies (Equus caballus) show quantity discrimination in a matching-to-sample design”, Animal cognition, 2014, 17.
16 | Serrano S, Hidalgo de Trucios SJ, “Burrow types of the European wild rabbit in southwestern Spain”, Ethol Ecol Evol, 2011, 23 :81-90.
17 | Kouwenberg AL et al., “Spontaneous object recognition in animals : a test of episodic memory”, in Advances in Object Recognition Systems, IntechOpen, 2012, 25-38.
18 | Völter CJ, Call J, “Causal and inferential reasoning in animals”, in APA handbook of comparative psychology : Perception, learning and cognition, American Psychological Association, 2017, 643-71.
19 | Keeling L, Gonyou HW, Social behaviour in farm animals, CABI International, 2001.
20 | Rybarczyk P et al, “Can cows discriminate people by their faces ?”, Appl Anim Behav Sci, 2001, 74 :3.
21 |Pitcher BJ et al, “Cross-modal recognition of familiar conspecifics in goats”, Royal Soc Open Sci, 2017, 15 :4.
22 | Kleiber A et al., “Rainbow trout discriminate 2-D photographs of conspecifics from distracting stimuli using an innovative operant conditioning device”, Learn Behav, 2021, 49 :292.
23 | Proops L, McComb K, “Cross-modal individual recognition in domestic horses extends to familiar humans”, Proc Biol Sci, 2012, 279 :1741.
24 | “Sheep recognize familiar and unfamiliar human faces from two-dimensional images”, Royal Soc Open Sci, 2017, 4 :11.
25 | Koba Y et al, “Miniature pigs’abilities to discriminate people based on their photographs”, Jpn J Animal Psychol, 2012, 62 :1.
26 | Jardat P, Lansade L, “Cognition and the human-animal relationship : a review of the sociocognitive skills of domestic mammals toward humans”, Anim Cogn, 2022, 25 :369-84.
27 | Daisley JN et al., “Low-rank Gallus gallus domesticus chicks are better at transitive inference reasoning”, Commun Biol, 2021, 4 :1344.
28 | Leterrier C et al., “Améliorer le bien-être des animaux d’élevage : est-ce toujours possible ?”, Sésame, 2022.