L’esclavage au Moyen Âge
Publié en ligne le 5 novembre 2024Tallandier, 2024, 224 pages, 9,00 €
Contrairement à une idée reçue, l’esclavage en Europe a perduré tout au long du Moyen Âge et jusqu’aux Temps modernes. C’est ce pan méconnu de notre histoire que s’attache à dévoiler Sandrine Victor, professeure d’histoire médiévale, spécialiste en histoire sociale et économique, dans ce court ouvrage de vulgarisation. Elle y couvre une très large fenêtre temporelle mais aussi géographique et donc politique. Ainsi, le livre traite d’une époque allant de la fin de l’Antiquité jusqu’aux Temps modernes ; de plus, si son objet principal est bien l’Europe, celle-ci est partie prenante de réseaux d’échange plus étendus, conduisant à évoquer aussi bien les îles Britanniques que l’Empire ottoman, le royaume de Suède que les régions de la mer Noire, en passant par la péninsule Ibérique.
L’esclavage au fil des âges et des pays se signale avant tout par la variété de ses formes. Il peut être endémique ou minoritaire, indispensable ou non au fonctionnement de l’économie, être employé ou non à diverses activités économiques et non économiques (l’esclavage sexuel y a tristement sa place), et faire l’objet de dispositions juridiques extrêmement variées. Cela voue à l’échec toute tentative de définition précise du phénomène, et conduit l’auteure à favoriser une caractérisation aux frontières floues basée sur un faisceau d’indices.
L’esclavage est bien sûr une relation de domination marquée par la privation de liberté, mais les termes de cette privation varient considérablement, certains esclaves étant soumis à un asservissement brutal tandis que d’autres disposent d’une liberté relative dans l’exercice de leur activité professionnelle. L’esclave est en général un étranger à la société qui l’exploite, et celle-ci veille bien à préserver cette altérité radicale afin de décourager d’éventuelles solidarités et de perpétuer l’asservissement ; cependant, ce schéma est battu en brèche par la pratique, au sein de quelques sociétés, de l’esclavage pour dettes – qui concerne alors des personnes insérées dans la société. Enfin, l’esclave a un droit de propriété réduit au minimum, puisque même sa descendance ne lui revient pas forcément ; mais, là aussi, les dispositions varient et une petite propriété est souvent admise.
La terminologie elle-même pose problème : là où les Romains utilisaient le mot servus qui a donné le mot « serf », le terme actuel « esclave » (sclavus) est issu de la même racine que le gentilé « slave » à une époque où des captures massives étaient pratiquées parmi les peuples du même nom. L’idée d’une différence fondamentale entre servage et esclavage est de nos jours remise en cause : il s’agit d’une distinction commode, mais simplificatrice, entre différentes régions d’un continuum de servitude. Les sources médiévales utilisent des termes encore plus divers, et les mêmes termes voient leur sens changer au fil du temps, ce qui complique le travail de l’historien ; c’est alors souvent par d’autres indices que l’on peut reconnaître qu’une source fait allusion à l’esclavage. Étudiées ainsi, les sources montrent qu’une quantité considérable de textes juridiques médiévaux vise à réguler l’esclavage, prouvant l’importance de ces pratiques.
Les chiffres, certes très variables, corroborent l’idée d’un recours significatif à la main-d’œuvre servile, qui représente plus de 10 % de la main-d’œuvre totale dans certaines sociétés de l’Europe médiévale. Sur le versant de l’offre économique, cette main-d’œuvre est alimentée très largement par la guerre : que ce soit via la pratique de la razzia, qui permet à des puissances militaires de capturer périodiquement des hommes et des femmes dans de proches contrées ou lors des conquêtes, il en va ainsi de l’asservissement d’un nombre important de musulmans lors de la « reconquête » de l’Espagne par les monarchies catholiques. Cette offre, cependant, n’existerait pas sans une demande concomitante : celle-ci varie en fonction des conditions démographiques et économiques locales, mais aussi des modes. Elle concerne potentiellement toutes les couches de la société et toutes les activités : agriculture, domesticité, artisanat ; elle est même à la base de stratégies de placement financier basées sur la location de main-d’œuvre. Entre cette offre et cette demande s’établissent des flux commerciaux et de véritables places de marché.
Ce sont ces aspects et bien d’autres encore (prescriptions religieuses, affranchissement…) qui sont abordés dans l’ouvrage court mais extrêmement dense de S. Victor, qui s’appuie sur une bibliographie abondante. Le texte n’est pas toujours très nettement structuré et laisse parfois l’impression d’un certain désordre thématique ; mais le sujet traité est foisonnant et l’auteure s’efforce de l’exposer sous toutes ses facettes. Il s’agit bien d’une lecture très enrichissante qui ouvre les yeux sur une réalité massive et méconnue. 1
1 À noter un entretien avec l’auteure dans l’excellente émission Le Cours de l’histoire sur France Culture, que l’on peut écouter en ligne : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-cours-de-l-histoire/trimer-sans-liberte-esclavage-et-servage-dans-l-europe-medievale-6064480