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Expertise scientifique et décision publique

Publié en ligne le 29 février 2024 - Information scientifique -
Introduction du dossier

François-Marie Bréon et Jean-Paul Krivine

La place de l’expertise scientifique dans la décision publique est un sujet complexe. Dans un monde idéal, la première en resterait aux faits quand la seconde prendrait en compte les objectifs visés et les valeurs qui les sous-tendent, et évaluerait rigoureusement les différentes options possibles et leur contexte de mise en œuvre. Les deux seraient clairement séparées, assurant ainsi la nécessaire neutralité de la science. Depuis quelques décennies, on peut observer une évolution dans ce sens : historiquement partie prenante des ministères, les fonctions d’expertises sont progressivement regroupées dans des entités juridiquement distinctes, dotées d’une autonomie propre et d’une certaine indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics, consacrées dans leurs statuts et dans le processus de nomination de leurs responsables.

Dans le domaine de la santé publique, c’est la crise du sang contaminé au milieu des années 1980 qui, en France, a précipité ce mouvement [1]. En 1993 est créée l’Agence du médicament [2]. Progressivement, de nombreux autres organismes de service public voient le jour : l’analyse des risques est sortie des ministères et se trouve clairement séparée de la gestion de ces risques (maintenue dans les ministères). De grands instituts de recherche se voient également confier des missions d’expertise collective (Inserm [3], CNRS [4] ou Inrae [5] par exemple) et des instances ad hoc sont parfois créées à l’image des divers comités scientifiques mis en place lors de l’épidémie de Covid-19. Chargées de collecter, d’analyser et de synthétiser les données scientifiques pertinentes, ces entités ont également un rôle de veille et d’alerte auprès des pouvoirs publics.

Jusqu’à quel point faut-il séparer l’analyse du risque 1 de la gestion de celui-ci ? Comment allier au mieux indépendance et efficacité des processus ? Le transfert en 2015 de la responsabilité de l’autorisation de mise sur le marché des produits phytosanitaires (gestion du risque) du ministère de l’Agriculture vers l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), jusque-là uniquement en charge de l’analyse du risque [6], a suscité des interrogations quant aux possibilités de « tensions » entre ces deux rôles [7]. Plus récemment, le projet de fusion entre l’Autorité de sureté nucléaire (ASN) et l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a provoqué un débat similaire [8]. Claude Got (1936-2023), acteur emblématique de l’expertise en santé publique en France (voir l’hommage de Gérard Dubois et Catherine Hill, « Claude Got (1936-2023) »), a beaucoup travaillé sur cette place spécifique que doit occuper l’expertise scientifique. Nous reproduisons ici un article rédigé en 2009 et qui souligne les difficultés d’une séparation totale entre expertise et décision (voir l’article de Claude Got, « Quelle expertise pour quel usage ? »).

Couverture du magazine français "Je sais tout", Jules Grün (1868-1938)

Au cœur de ce processus d’appui à la décision publique se trouve le rôle des experts dont les connaissances spécialisées sont sollicitées. Rappelons que l’établissement d’un consensus sur un sujet donné est avant tout le produit d’un travail collectif. C’est pourquoi, aujourd’hui, les expertises s’appuient en premier lieu sur un examen minutieux de la littérature scientifique. Ainsi, au-delà du groupe d’experts constitué, c’est le savoir de toute la communauté des chercheurs qui est mobilisé. Ajoutons également que le consensus n’est ni la certitude ni l’unanimité : il reflète l’état des connaissances, avec ses doutes et ses inconnues. Ainsi, un expert qui rend compte de son domaine de connaissance se doit de faire état de cette synthèse, au-delà de ses propres convictions personnelles.

Cette obligation morale est particulièrement importante quand le scientifique est conduit à s’exprimer dans les médias. Outre rendre compte du consensus de sa discipline, il a le devoir de rendre explicite ce qui, dans ses propos, relève de ses options politiques propres. Et il doit le faire en toute transparence sur ses liens d’intérêt, qu’ils soient économiques ou idéologiques. Michel Rouzé (1910-2004), fondateur de l’Afis et de sa revue Science et pseudo-sciences, rappelait à ce sujet que la science n’implique aucune option politique et que, pour s’en convaincre, il suffit de constater que, dès lors que l’on s’intéresse aux choix de société, la diversité d’opinions des scientifiques d’une discipline est tout aussi vaste que celle de la population en général. S’il y a une responsabilité morale du scientifique, celle-ci consiste d’abord à informer en toute probité. Le reste relève de sa responsabilité en tant que citoyen (voir l’article de Michel Rouzé, « Une responsabilité morale du scientifique ? »).

Enfin, dernier volet abordé dans ce dossier : l’expertise scientifique ne se limite pas à l’analyse d’une situation et des causes qui y ont conduit. Elle concerne aussi l’aide à l’évaluation des différentes solutions envisagées ainsi que l’évaluation a posteriori des politiques mises en œuvre. Pour cette dernière, de nouveaux outils méthodologiques se mettent en place (voir l’article de Louis Fréget, « La science de l’évaluation des politiques publiques »). Une généralisation de l’emploi de ces méthodes pourrait permettre d’orienter les décideurs vers des politiques fondées sur des éléments de preuves, favorisant ainsi une approche plus efficace de la prise de décision publique. En outre, cette transparence ainsi apportée pourrait contribuer à restaurer la confiance du public dans la politique en général [9].

Références


1 | Bas-Théron F et al., « Expertise sanitaire », Rapport de synthèse, Inspection générale des affaires sociales, avril 2011. Sur sante.gouv.fr
2 | Haut Conseil de la santé publique, « Agence du médicament », Actualité et dossier en santé publique, 1994, 9 :11. Sur hcsp.fr
3 | Etiemble J, « L’expertise collective : la réponse de l’Inserm au besoin d’aide à la décision », Natures, Sciences, Sociétés, 2001, 9 :54-61.
4 | « Expertise scientifique collective », page web, site du CNRS, 16 juin 2022. Sur cnrs.fr
5 | « L’expertise scientifique collective, la prospective et les études », page web, site de l’Inrae. Sur inrae.fr
6 | Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, « Registre des AMM des produits phytopharmaceutiques et des matières fertilisantes et supports de culture », 8 janvier 2020. Sur anses.fr
7 | Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, « Crédibilité de l’expertise scientifique  », Rapport du groupe de travail du Conseil scientifique, novembre 2022. Sur anses.fr
8 | Société française d’énergie nucléaire, « Fusion ASN-IRSN : quatre principes à comprendre pour discuter ce projet », Revue générale du nucléaire, 22 février 2023. Sur sfen.org
9 | Brown T, “Sense about science : public led, expert fed”, Research Outreach, 28 septembre 2020. Sur researchoutreach.org

1 Risque et danger sont souvent confondus dans le langage courant. L’analyse du risque inclut l’évaluation du danger. Le danger est le dommage potentiel qui peut être causé quand le risque quantifie la probabilité que ce dommage intervienne, en fonction de l’exposition au danger.

Publié dans le n° 346 de la revue


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Les auteurs

Jean-Paul Krivine

Rédacteur en chef de la revue Science et pseudo-sciences (depuis 2001). Président de l’Afis en 2019 et 2020. (…)

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François-Marie Bréon

François-Marie Bréon est chercheur physicien-climatologue au Laboratoire des sciences du climat et de (…)

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