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Entretien avec Florian Dupas et Frédéric Tomas

Publié en ligne le 4 juin 2024 - Esprit critique et zététique -
Propos recueillis par Hélène Quénin pour Book-e-Book.
à l’occasion de la sortie du livre ÊTES-VOUS CAPABLE DE ME LIRE ?


Book-e-Book : Pour quelle raison avez-vous décidé qu’il était temps de porter un regard critique sur les experts en langage du corps et de faire tomber quelques masques ?

FD : Parce qu’il y a un énorme décalage entre les idées reçues que nous avons sur le non-verbal et ce que la recherche académique a établi. J’ai observé dans le monde de la formation professionnelle que ces résultats n’étaient pas connus, les formateurs préférant continuer à se référer à des concepts obsolètes ou mal compris. Dans le même temps, la multiplication des vidéos en ligne a vu fleurir les contenus d’« analyse non verbale » par des experts auto-proclamés, notamment issus du milieu du mentalisme et des services de sécurité.

Vous avez longuement étudié ces experts en langage du corps, que vous appelez tout au long du livre « les décodeurs ». C’est un livre critique mais qui s’appuie toujours sur des études et des recherches…

FD : Nous sommes partis de ce qui nous était directement accessible. D’un côté, les résultats de la recherche scientifique publiés dans des revues à comité de lecture. La communication non verbale constitue un champ de recherche académique reconnu et fertile – avec des dizaines de milliers de publications sérieuses –, qui mêle entre autres des apports de la psychologie, de la communication, des neurosciences, des sciences comportementales, de la médecine. Même la linguistique y trouve sa place, puisque beaucoup de nos gestes sont en réalité coverbaux, produits en même temps que notre discours.

FT : Et de l’autre côté, les « connaissances » enseignées par les « décodeurs des langages du corps »… Nous avons épluché la littérature scientifique discutant leurs prétentions, assisté à plusieurs de leurs conférences, lu avec attention leurs sites et leurs ouvrages, visionné un grand nombre de leurs vidéos en ligne et obtenu des échanges nourris avec certaines des personnes qu’ils ont formées…

FD : Nous avons cherché à interviewer directement certains de ces « experts ». Nous remercions tout particulièrement Philippe Turchet qui a accepté de se prêter à l’exercice. Il est l’inventeur de la « synergologie » qui est, selon sa propre définition, « la discipline qui permet d’appréhender l’humain à partir de la structure de son langage corporel » – et par extension du titre de synergologue. En tout cas, les synergologues que nous avons pu interroger étaient très ouverts à la discussion, parce que notre approche était elle-même tout à fait ouverte et centrée sur les faits, et non les supputations : nous voulions sincèrement comprendre comment ils avaient obtenu leurs résultats.

On découvre que le « décodage » va parfois très loin, le mouvement de l’œil, d’un sourcil, les micro-expressions… Y a-t-il un exemple particulièrement illustrateur de ce « décodage » que vous aimez partager ?

FD : La synergologie accorde beaucoup d’importance aux gestes d’autocontact (se toucher le visage, se gratter la tête, etc.) : les « micromouvements » qu’elle décrit incluent notamment les « micrograttements », dont chaque dimension serait signifiante ! Les synergologues ont donc défini une nomenclature pour décrire au mieux chaque type de grattement, qui prend en compte la main utilisée et l’endroit où l’on gratte, par exemple ; il existe ainsi une douzaine de grattements de nez différents !

Selon vous, les méthodes sur lesquelles les décodeurs s’appuient pour valider leur théorie ne sont pas scientifiques et manquent de transparence… Un exemple en particulier ?

FT : Les décodeurs ont tous pour référence le psychologue Paul Ekman, dont les travaux les plus connus remontent aux années 1960. Le chercheur a parcouru le monde et s’est rendu jusque chez des peuples isolés pour démontrer l’universalité des émotions et de l’expression émotionnelle. Or depuis, ses recherches ont pu être répliquées avec des méthodes plus rigoureuses, et n’aboutissent pas du tout aux mêmes résultats… Dès l’origine, son approche était de toute façon inadéquate, si bien que même sans biais, ses résultats n’auraient jamais pu prouver ce qu’ils cherchaient à prouver.

Femme se grattant le dos, Edgar Degas (1834-1917)

Votre livre aboutit à la conclusion que ces techniques sont loin d’avoir fait leurs preuves. En revanche, peuvent-elles être dangereuses ?

FT : On observe que derrière une perspective trop rigide sur le non-verbal se cache souvent une vision normative du comportement : il y aurait une bonne manière de se tenir et de se comporter suivant la situation. La lecture du corps est souvent considérée dans une optique de fichage des déviants – repensons à l’utilisation de la phrénologie pour tenter d’identifier les « criminels nés » ! En matière de détection du mensonge, la dangerosité du recours à des méthodes sans preuves ne devrait même pas être un sujet de discussion…

FD : Les théories de Paul Ekman ont été mises à profit pour former les services de sécurité des aéroports américains à l’identification de terroristes potentiels. Le programme a coûté plus de 1,5 milliard de dollars et n’a pas permis de détecter un seul terroriste, mais semble avoir donné des billes aux agents pour justifier les discriminations. En 2018, l’Union européenne a également mené une expérience avec une IA chargée de reconnaître automatiquement des expressions faciales lors du passage de frontière. Alors que le Parlement français a voté la mise en place d’une surveillance algorithmique dans le cadre des Jeux olympiques de 2024, devons-nous nous attendre à ce que tout ce que nous gratterons puisse être retenu contre nous ?

Publié dans le n° 347 de la revue


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L' auteur

À seconde vue

L’association « À seconde vue » vous propose d’expérimenter de manière interactive et ludique la démarche critique : (…)

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