Pas né de la dernière pluie
Publié en ligne le 27 février 2023HumenSciences, 2022, 448 pages, 22,90 €
Le moins que l’on puisse dire est que Hugo Mercier 1 a écrit ce livre à contre-courant d’auteurs qui, depuis quelques décennies, ont mis l’accent sur les processus cognitifs qui semblent conduire naturellement les humains à la crédulité, aux sophismes et à pâtir de biais cognitifs préjudiciables à une analyse rationnelle des informations dont ils disposent 2. Tout au long de cet essai, l’auteur défie nos intuitions en réanalysant d’une manière originale des données empiriques considérées comme la preuve irréfutable de notre propension à croire. À l’issue de son élégant et subtil argumentaire, on serait amené à conclure que les humains sont, par nature, sceptiques, à tout le moins, résistants à l’acceptation de propositions douteuses et peu crédibles. Le fondement de son approche est celui de la psychologie cognitive évolutionniste. Le raisonnement qu’il adopte est simple : si les humains étaient si crédules que cela, la communication informative aurait perdu de son intérêt pour les locuteurs et les récepteurs et aurait donc fini par disparaître.
Sur la base d’études expérimentales, l’auteur identifie les mécanismes cognitifs que les humains acquièrent très tôt pour évaluer la plausibilité des informations qu’ils reçoivent. Contrairement aux théories dominantes en psychologie cognitive et sociale, il semble que nous soyons particulièrement bien armés pour déjouer les pièges que nous tendent les démagogues, les publicitaires, certains leaders politiques et les gourous de toutes sortes. Les analyses politiques et anthropologiques proposées pour soutenir cette thèse originale sont éclairantes et permettent de mettre en relief les compétences cognitives universelles qu’exploitent les humains pour estimer efficacement la plausibilité des informations qu’on leur soumet.
Il me semble que cette approche singulière était tout à fait nécessaire car la focalisation classique sur les défauts de notre système cognitif a probablement biaisé l’appréciation de la rationalité humaine. Toutefois, il y a, me semble-t-il, deux limites à ce positionnement très optimiste. La première concerne le fait que l’auteur s’intéresse essentiellement aux compétences cognitives que nous déployons dans le contexte d’échanges entre humains. Si nous faisons confiance à nos interlocuteurs, nous savons aussi qu’ils peuvent nous tromper et nous mentir, raison pour laquelle nous avons acquis une compétence sociale hyper développée pour savoir à qui nous devons accorder notre confiance. C’est cette compétence qui joue un rôle déterminant dans l’acception ou le rejet d’informations communiquées par d’autres humains. Le problème est que nos croyances ne sont pas uniquement le résultat d’informations issues de nos échanges. Certaines croyances (les croyances magiques, les croyances religieuses, la croyance en la dualité esprit/matière ou celle du pouvoir de l’esprit d’agir sur la matière) sont, selon de nombreux auteurs, une production naturelle de notre cerveau 3. Elles s’imposent non en vertu de nos échanges ou de notre éducation, mais en raison des caractéristiques de notre système cognitif. La seconde limite est quasiment implicite dans l’exposé de l’auteur. Selon lui, les humains ont une tendance marquée à accorder du crédit aux informations qui sont compatibles avec ce qu’ils savent ou qu’ils croient déjà. Si tel est le cas, alors le risque est grand que les croyances qui sont au cœur du psychisme humain soient maintenues malgré l’apport de données scientifiques qui devraient conduire à les abandonner. En ce sens, ce livre ne montre pas tant que les humains ne sont pas crédules, mais plutôt que nous disposons de compétences socio-cognitives remarquables nous permettant d’évaluer la plausibilité des informations produites par d’autres humains. Cette analyse fine et subtile mérite l’intérêt des lecteurs sceptiques du fait même du retournement de perspective qu’il suscite.
1 Chercheur CNRS, institut Jean Nicod, Paris.
2 Bronner G, Apocalypse cognitive, PUF, 2021. Ripoll T, Pourquoi croit-on ? Auxerre, Sciences humaines, 2020. Kahneman D, Système 1, Système 2 : les deux systèmes de la pensée, Flammarion, 2011.
3 Bering J, “The folk psychology of souls”, Behavioral and Brain Sciences, 2006, 29:453-98. Bering J, The Belief Instinct, Norton & Company, 2011. Bloom P, Descartes’ Baby, Basic Books, 2004. Lindeman M, Lipsanen J, Riekki T, “Conceptions about the mind-body problem and their relations to afterlife beliefs, paranormal beliefs, religiosity, and ontological confusion”, Advances in Cognitive Psychology, 2013, 9:112-20.