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Des cancers sans mutations : c’est possible

Publié en ligne le 28 janvier 2025 - Information scientifique -
Rubrique coordonnée par Kévin Moris

Depuis plusieurs décennies, on sait que la formation et la progression d’un cancer sont dues à l’accumulation de mutations, autrement dit des modifications permanentes de la séquence 1 d’ADN, qui touchent des gènes particuliers, impliqués dans la prolifération, la différenciation ou la survie des cellules. À partir du début des années 1980, lorsque fut caractérisée la première mutation touchant un tel gène, le répertoire connu des mutations associées de façon causale au cancer n’a cessé de s’élargir, surtout depuis l’avènement des techniques permettant l’analyse de génomes (le génome correspond à l’ensemble du matériel génétique – la totalité des séquences d’ADN – contenu dans une cellule). Certaines des mutations affectent des régulateurs épigénétiques, des protéines permettant de modifier l’activité des gènes sans changer la séquence d’ADN. Ces régulateurs épigénétiques sont notamment responsables de l’établissement et du maintien de l’identité des cellules (il y a environ 200 types différents de cellules, qui exercent des fonctions particulières, dans un corps humain). Des altérations épigénétiques, en perturbant l’identité des cellules, participent ainsi à la transformation maligne.

Dans de rares cas, à l’exemple des épendymomes 2, les changements épigénétiques qui sont présents dans les cellules cancéreuses ne peuvent être attribués à aucune mutation identifiable. Ces observations surprenantes suggèrent que des altérations épigénétiques d’origine non génétique peuvent être des facteurs cruciaux de la maladie. Restait à apporter les preuves expérimentales de cette hypothèse. Une équipe de chercheurs a réussi à montrer qu’il était possible de déclencher un cancer en provoquant un simple dérèglement épigénétique transitoire [1].

Les protéines appelées Polycomb font partie des régulateurs épigénétiques essentiels pour la détermination du destin des cellules au cours du développement embryonnaire : elles le font en rendant silencieux des gènes particuliers. Des mutations dans les protéines Polycomb ont été associées à divers cancers humains. Ces protéines sont conservées au cours de l’évolution et on en trouve une seule chez la drosophile, « la mouche du vinaigre ». C’est dans cet organisme que les chercheurs ont, grâce à un système contrôlé par la température, supprimé la production de la protéine Polycomb, durant vingt-quatre heures seulement, dans un tissu particulier de la larve. Cette perte transitoire de Polycomb suffit à induire la formation de tumeurs, lesquelles se développent en dépit du retour à la normale de la quantité de Polycomb au-delà des vingt-quatre heures. Suite à l’analyse du génome des tumeurs, les chercheurs n’ont pu y détecter aucune mutation génétique touchant un gène-clé dans le développement du cancer, ce qui les a conduits à considérer ces tumeurs comme des cancers induits de façon purement épigénétique.

National Cancer Institut, Etats-Unis

Restait à identifier par quel mécanisme une dérégulation épigénétique transitoire pouvait conduire au développement irréversible d’une tumeur. Les chercheurs se sont intéressés aux nombreux gènes qui sont normalement inactifs sous l’action de Polycomb. Ces gènes deviennent actifs lors de l’inactivation de Polycomb et la majorité d’entre eux retournent ensuite à l’état silencieux. Un sous-ensemble de gènes reste néanmoins actif de manière définitive, dont l’un d’eux, Zfh1, était déjà associé au cancer. Les mécanismes permettant d’expliquer la résistance du gène Zfh1 à l’action de Polycomb, une fois revenue à son niveau normal, ont été décortiqués par les chercheurs. L’inactivation transitoire de Zfh1 concomitamment à celle de Polycomb entraîne une croissance tumorale beaucoup plus faible que celle associée à l’inactivation de Polycomb seule, ce qui démontre le rôle causal de l’activité de Zfh1 dans le développement de la tumeur.

En résumé, ces résultats suggèrent aux auteurs un modèle, présenté dans l’article, dans lequel une perturbation temporaire d’un régulateur épigénétique, Polycomb, peut conduire de manière irréversible (les effets peuvent durer des mois) à l’activation de certains gènes, dont Zfh1, et provoquer un cancer. Si l’inactivation expérimentale de Polycomb est prolongée durant cinq jours, l’activité d’autres gènes, impliqués dans la duplication de l’ADN et la réparation des dommages de l’ADN, est également affectée. Ceci aboutit à une instabilité génétique généralisée et une accumulation de mutations qui favorise l’agressivité des tumeurs [2].

Ces résultats ont été obtenus sur un organisme modèle, la drosophile, dans des conditions artificielles bien contrôlées. D’autres travaux sont maintenant nécessaires pour identifier les rôles causaux potentiels d’une dérégulation purement épigénétique, dans des conditions naturelles, chez l’humain. La démonstration qu’un cancer peut survenir sans mutation pourrait expliquer, par exemple, pourquoi certaines molécules non mutagènes, comme l’arsenic à faible dose, sont cancérigènes.

1 La succession des nucléotides – symbolisés par les quatre « lettres » A, C, G, T – qui définit l’information génétique.

2 Tumeur du système nerveux central qui fait partie de la famille des gliomes.

Publié dans le n° 350 de la revue


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L' auteur

Christophe de la Roche Saint André

Christophe de La Roche Saint-André est docteur en biologie et chercheur au CNRS. Il est l’auteur de Quand (…)

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