Accueil / Science contrôlée ou science parallèle : un nouveau phénomène de société

Science contrôlée ou science parallèle : un nouveau phénomène de société

Publié en ligne le 9 novembre 2008 - Pseudo-sciences -
par Alain de Weck - SPS n° 282, juillet 2008

Pendant près de 150 ans, la recherche et le progrès scientifique, particulièrement en biologie et médecine, se sont déroulés selon un schéma assez rigide. Les chercheurs n’avaient pour faire connaître leurs travaux et acquérir une certaine renommée qu’une seule voie : la présentation à leurs pairs et la publication dans des revues scientifiques, publication soumise à l’approbation d’un comité de lecture, généralement anonyme. Ce procédé, toujours en vigueur, reste celui qui génère la majorité des nouvelles connaissances. Certes, il ne garantit pas que toutes les notions acquises de cette manière correspondent à la vérité absolue. Mais il offre à tout le moins une forme de contrôle et, de par sa diversité, d’auto-vérification. C’est ce que certains appellent la « vraie science » et que j’appellerais la science contrôlée.

Mais qu’advient-il des chercheurs dont les travaux sont jugés insuffisants, peu crédibles ou provocateurs par la filière de contrôle ? Autrefois, ils n’avaient pas beaucoup d’alternatives. De nos jours, grâce à Internet et à l’attraction des médias pour les rebelles de tout poil, ils peuvent publier leurs travaux sur la toile sans aucun contrôle et attirer des disciples anonymes, dont la compétence scientifique ne peut être mise en cause par personne. Ils peuvent en un tournemain et sans le moindre investissement créer un « institut » au nom ronflant sur la toile et se prévaloir d’une « indépendance » plus ou moins réelle, laissant entendre que leurs contradicteurs sont forcément vendus à quelque lobby. Ils peuvent aussi, bien plus facilement que par le passé, créer leurs propres réseaux de publications, où les comités de lecture sont désormais formés d’adhérents acquis à la cause. Ceci est vraiment un phénomène nouveau dans l’histoire de la science. Il en émerge toute une catégorie de martyrs mais aussi de faux prophètes, dont la crédibilité est rarement remise en cause par ceux qui les suivent. Les « pseudo-sciences classiques » y trouvent place, mais ce phénomène va bien au-delà.

On ne saurait mettre tous les dissidents de la science dans le même paquet. Certains peuvent faire valoir une éducation scientifique sans faille et même des travaux de très haut niveau, leur ayant valu réputation internationale, jusqu’au prix Nobel. Jusqu’au moment où ils s’achoppent à une idée, prennent le contrepied de l’opinion scientifique du moment et pensent avoir découvert une nouvelle voie. Le doute qu’ils expriment est souvent légitime : le doute est à la base de la plupart des découvertes. Mais lorsque le doute s’avère injustifié (cela arrive aussi et souvent !), de par leurs propres résultats et surtout par celui d’autres qui ont tenté de vérifier leur idée, et s’ils s’obstinent dans leurs conclusions contre l’évidence et contre leurs pairs, là commence la dissidence. À ce stade, le problème ne devient souvent plus une question de vérité objective ou d’intelligence mais un problème de caractère.

Un autre groupe de dissidents est moins respectable, c’est celui dont les références d’éducation et de formation scientifiques sont impeccables, mais dont les accomplissements dans des domaines classiques ne leur ont pas apporté la réputation ou les avantages espérés. Pour certains d’entre eux, la voie de la dissidence devient, surtout de nos jours, une autre manière d’exister.

La notion de « lanceur d’alerte » (whistleblower) a récemment subi une sorte d’ennoblissement médiatique. Certes, il est des cas où la révélation de scandales cachés par une autorité ou une industrie réclame courage civique et mériterait protection. Mais la simple divergence scientifique avec la majorité de vos pairs et le fait d’ameuter l’opinion publique à ce sujet méritent-ils un traitement de faveur ? Il n’est pas rare que le lanceur d’alerte utilise en fait sa capacité scientifique à des fins essentiellement politiques. Le lanceur d’alerte de ce type doit-il s’étonner de se voir rejeter par la main qui le nourrit et qu’il a mordue ?

Paradoxalement, l’histoire nous enseigne que certains des rebelles de la science ont parfois eu raison. Mais ceux qui ont eu tort sont souvent passés dans les oubliettes de l’histoire ! De nos jours, les Galilée sont des deux côtés : soit quelques rebelles dissidents se déclarant victimes de l’établissement scientifique qui les rejette, soit, au contraire, ce sont les scientifiques classiques qui sont désormais voués aux gémonies et qualifiés globalement de vendus par une majorité de l’opinion publique mobilisée par les médias et les blogs Internet. Et ce sont eux, par un retournement assez comique, qui sont qualifiés de pseudo-scientifiques ![1]

Tout cela n’aurait en soi qu’une importance relative, telles les disputes du Moyen Âge sur le sexe des anges, si ce phénomène nouveau n’en venait à influencer des décisions politiques. Pendant fort longtemps, l’action politique, la législation et l’opinion publique ont été fondées sur la confiance et la crédibilité de la science contrôlée. Ce n’est manifestement plus le cas : l’éclosion de la science parallèle, son influence sur l’opinion, la prolifération de lobbys médiatiques anti-science et aussi certaines catastrophes pour lesquelles la science a été perçue, ou rendue, responsable, comme Tchernobyl ou la vache folle, ont changé la donne. Les politiques sont désormais sous pression accrue : peuvent-ils encore former l’opinion ou doivent-ils la suivre, c’est-à-dire leurs électeurs ?

La santé publique nous offre quelques exemples récents et dramatiques du dilemme. En Afrique du Sud, sous l’influence de faux prophètes déniant le rôle du virus HIV dans la genèse du SIDA, le président Mbeki et les autorités sanitaires ont rejeté campagnes de prévention, tests et médicaments anti-HIV. Résultat : en huit ans, l’Afrique du Sud a acquis tristement le plus haut taux de morbidité et mortalité SIDA de la planète (12 % de la population !) [2]. Au Nigéria, où les autorités islamiques locales avaient banni la vaccination anti-poliomyélite, sous prétexte que la compagnie américaine produisant le vaccin voulait les empoisonner, le résultat a été promptement une nouvelle épidémie de poliomyélite s’étendant aux pays voisins [3].

En France également, le désamour pour la science contrôlée et ceux qui la représentent a pris récemment, dans la question des OGM, une proportion inquiétante. Il suffit de surfer sur Internet pour constater à quel point intolérance, fausses affirmations, invectives, obscurantisme, partis pris et refus d’une évaluation sans préjugés dominent le débat et aveuglent ceux qui s’expriment.

À ce compte, l’avis d’une science, certes faillible mais contrôlée, me semble moins inquiétant que celui d’une « démocratie participative » devenue la loi de la rue. Quand on voit des parlementaires s’abstenir parce que « la communauté scientifique n’est pas claire sur le sujet des OGM » [4], on réalise à quel point le mal est devenu profond et à quel point opinion publique et autorités politiques ont de plus en plus de peine à faire la différence entre ce qui est un jugement scientifique contrôlé, par nature complexe et nuancé, et un argumentaire tendancieux et unilatéral, qui se déguise en sauveur de la patrie.

Pour l’instant en tout cas, les OGM ont eu un effet nuisible évident sur la santé humaine, celui d’attiser l’angoisse et de créer une obsession allant jusqu’à la paranoïa chez beaucoup de citoyens. Il est vrai qu’à court terme, une interdiction totale des OGM en France, même scientifiquement infondée, ne tuerait personne. Elle ne ferait qu’obliger un certain nombre d’agriculteurs et de chercheurs à émigrer ou changer de métier. Seul l’avenir pourra dire si une telle interdiction contribuera, à terme, à aggraver ou non la faim dans le monde. Il y a de toute façon fort à parier que l’Europe soit elle aussi envahie, de bon ou mauvais gré, d’aliments OGM d’ici 10 à 20 ans et que le problème sera devenu alors en grande partie caduc.

Mais la profonde modification de l’environnement scientifique, politique et médiatique, elle, ne va pas disparaître et la prochaine pomme de discorde pointe déjà à l’horizon : la nanotechnologie. Il est donc très actuel que la communauté scientifique traditionnelle s’organise de manière plus efficace pour affronter la montée médiatique des sciences sauvages et son effet imprévisible sur l’opinion publique et politique.

Références

1 | “The pseudo-science of biotech lobbyists”. V. Shiva.
2 | “HIV in South Africa. Thabo Mbeki and his Foreign Medical Experts”. sur southafrica.indymedia.org
3 | “Muslim fears pose barriers to fighting polio in Nigeria”. J. Donnelly, Boston Globe 11.1.2005.
4 | « OGM. Les députés qui ont fait basculer le vote s’expriment ». Le Figaro, 14.05.2008