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Rions un peu sur la numérologie

Publié en ligne le 11 juillet 2004 - Numérologie et nombre d’or -
par Raymond Carpentier - SPS n° 231, janvier-février 1998

Cette fascination par les nombres qui prend tant de gens, comment est-elle possible ? Comment fonctionne-t-elle ?

D’abord le processus. Le nombre aura été une invention géniale des marchands pour compter les marchandises négociées. Quelle commodité de dire XXVI amphores de vin au lieu de une amphore et encore une amphore et encore une, etc. ! Ensuite vint le calcul. L’addition XXVI plus XII cela fait XXXVIII.

N’est-ce pas étonnant cette possibilité de combinatoire ? Et puis, la multiplication. Là, on entre franchement dans le mystère. Il faut dire qu’une multiplication dans les mathématiques des Chaldéens, ce n’est pas pavé de roses. Mystère qui fut soigneusement caché aux profanes pendant des millénaires. La division ? On entre dans le grand inconnu. Et puis viennent les nombres imaginaires : racine carrée, et pire, racine carrée de un. Les pythagoriciens punissaient de mort l’adepte qui dévoilait la formule de la diagonale du carré par rapport au côté.

Quelle merveille que le monde soit mathématisable ! dit un jour Albert Einstein 2400 ans plus tard, oubliant que ce qu’il mathématisait ce n’était pas le monde comme il le disait, mais la portion du monde qu’il capturait avec l’épervier de ses mathématiques ; portion qu’il avait d’ailleurs écornée suffisamment, tel Procuste, pour la réduire à une forme qui accepte de rentrer dans le lit des mathématiques. Cantor, l’inventeur de la Théorie des Ensembles, abandonnait au monde des mystères « inconsistants » : ce qu’il n’avait pas réussi à mettre sous la coupe de ses algorithmes.

Le nombre, créature de l’esprit humain et d’ailleurs signe de son génie, se mit à fasciner son créateur qui n’en croyait pas ses yeux au point que l’homme attribua à sa créature un être autonome et extérieur à son créateur. Le nombre devint l’expression du dévoilement du monde - alors même, rappelons-le, qu’il’n’avait réussi qu’à traiter la partie qui, justement, se prêtait à ce traitement. Une fois autonomisé, échappé au contrôle de son créateur, le nombre se mit à divaguer. En vérité ce n’était pas le nombre qui divaguait, mais le dénombreur qui, renonçant à la maîtrise de ses nombres, s’abandonnait au doux vertige et aux délicieuses terreurs des enfants qui se font peur avec leurs propres histoires. On vit alors les thuriféraires des nombres se mettre à adorer les dieux qu’ils avaient inventés, jouissant des doux frissons que procure toujours la rencontre avec l’inconnu. On trouva un sens au nombre autonomisé, inconscient du fait que le sens des nombres n’est que le sens des objets qu’ils dénombrent.

Mieux, acharné à la poursuite des sens dans des correspondances imaginaires, le dénombreur devenu numérologue - ou plutôt numéragogue - se mit à inventer une lecture du monde en termes de nombres. Les harmonies internes qui s’étaient révélées dans les nombres aux yeux éblouis des dénombreurs, voilà qu’on en trouvait la correspondance en découvrant des harmonies entre les choses et les êtres. Comme les nombres s’arrangeaient entre eux, les choses devaient s’arranger de même. On appliquait, ici, la règle universelle, jamais démontrée mais toujours imaginée, des correspondances entre tout et n’importe quoi. La règle qui veut - pourquoi grands dieux ! - que le monde ait partout, en lui-même, du sens, et que ce sens doive se lire dans un système universel d’harmonie de tout avec tout et réciproquement.

Les nombres qui doivent seulement compter les choses se mirent à les régenter. Ou bien les choses se rangeaient docilement dans les régiments qui défilaient alors sous leurs nombres colonels, ou bien le dénombreur s’arrangeait pour les raccourcir ou les allonger suffisamment pour qu’elles se mettent à l’alignement. Le lit de Procuste des nombres en or, mercure et platine assagissait « le foisonnement des êtres » (Michel Foucault) pour en faire les dociles soldats de notre désir de les voir défiler en ordre. Alors, l’aigle dans les airs, la truite dans le ruisseau et la vache dans le pré se mirent à refléter une harmonie que le sage entendait bruire au ciel dans la Musique des Sphères. Alors les oeuvres que les humains avaient laissées sur leur passage, la cathédrale de Chartres, le temple d’Angkor Vat, les pyramides Maya et les « dessins laissés par les extra-terrestres sur le plateau des Andes », Disney-land, le hot-dog, les Tomahawks, EDF et le CEA, manifestaient des proportions cachées (peut-être à l’insu de leurs auteurs, inspirés sans le savoir) en corrélation avec l’ordre cosmique, et révélées par les nombres. Oui, les nombres semblaient bien être les dieux créateurs eux-mêmes, qui avaient imprimé dans l’univers leur ordonnancement que les initiés savaient lire. La correspondance entre la période de la lune et celle de la femme, qui avait frappé les hommes depuis 500 000 ans, révélait la sororité des deux êtres et condamnait la femme à la nuit jusqu’à la fin des temps.

Le nombre fut donc d’abord un moyen de penser le monde en vue de le manipuler commodément. La question est : comment se fait-il que les humains ont imaginé cette étrange gymnastique de l’intelligence et de la sensibilité psychique qui consiste à substantifier (donner en même temps une substance et un substantif) à ce qui n’était sainement qu’une action compter ? Comment est-on passé de l’acte de compter à une chose le nombre comme substance ? Ici réside le point clé de notre enquête. J’y vois, une nouvelle fois, le vertige qui prend les êtres humains lorsqu’ils sont en face de la responsabilité de leurs actes. « Je compte les choses en les rassemblant en paquets d’éléments équivalents : deux pommes, sept mers et trois ratons laveurs. Mais je ne veux pas être responsable de ce groupement. Je veux que les choses se réunissent d’elles mêmes en vertu de leurs lois intrinsèques. Je veux n’y être pour rien ».

La conscience est incapable d’assumer le creux au plexus solaire qui la prend lorsqu’elle regarde son œuvre. Aussi a-t-elle dû faire appel à un être hétéronome à son égard (et autonome en lui-même) pour reprendre pieds. Insupportable pour la conscience, le fait que le sens, c’est elle-même qui l’a créé.

Il faut aussi prendre en compte la séduction ludique de l’activité mentale elle-même. Faire fonctionner la machine à raisonner, à calculer, à supputer, qui est logée sous sa voûte crânienne, est une passion qui a envahi l’être humain depuis que l’évolution l’a doté d’un cerveau géant dont la plus grande partie est le plus souvent inoccupée. D’où les distractions - au sens pascalien - d’où la quête du sens à propos de tout et n’importe quoi. D’où les interrogations sans fin, la recherche de la signification - absurde, en même temps que paradoxalement logique - de l’infini. D’où ce « rationalisme morbide » où Eugène Minkovski voyait le symptôme de la maladie mentale radicale : la schizophrénie. Parce que nous sommes en face de nos possibilités mentales comme la cane qui a couvé un cygne, nous nous mettons à jouer avec elles. Le jeu du raisonnement évite l’angoisse de penser.
« Raisonner est l’emploi de toute ma maison,
Et le raisonnement en bannit la raison »
.
(Molière ; Les femmes savantes).

Nul doute que la numérologie soit l’un de ces divertissements avec le sadisme des jeux du stade, le bridge, le golf, la poésie, la cabbale, la jactance, l’érotisme, une place de ministre et « tout ce que la Terre porte » (Robert Ganzo, qui veut dire : « tout ce que nous lui faisons porter »).

N’en déduisez pas que je considérerais la numérologie comme le jeu suprême de notre cerveau. Quant à moi, je crois qu’il y a beaucoup mieux à faire avec notre cerveau qu’à jouer avec des nombres. Par exemple travailler à inventer un monde où il y aurait moins de place pour le sang et les larmes, le désespoir et la solitude.

Mais voilà l’une des questions les plus passionnantes du sujet traité ici. Comment faire comprendre à celui qui y est imperméable les jouissances intimes des numérologues. Comment communiquer le frisson métaphysique du numérologue à celui qui ne voit qu’un bavardage dérisoire ? Nous sommes ici en face d’un mystère qu’il faut avoir le courage d’affronter autrement que par des réponses de dérision.

Il semble que la question ait justement quelque chose à voir avec le rire. Malgré les exégèses les plus savantes, le rire reste une énigme pour la pensée discursive. Tous ceux qui ont tenté de l’analyser pour en tirer un sens qui dépassait le rire ont échoué. Outre qu’ils ont produit sur le rire des discours ennuyeux, perdant en cours de route les joies et délices de ce qui est drôle, ils ont échoué à éclairer un trait fondateur de l’existence humaine ; un trait qui n’a de sens qu’à l’intérieur de lui-même. La drôlerie ne se regarde pas de l’extérieur. On y est dedans, ou bien on y est à mille lieues. C’est pourquoi on ne peut pas communiquer par une explication la drôlerie d’une histoire drôle à quelqu’un qui ne rit pas en l’entendant. D’ailleurs l’idée même d’expliquer la drôlerie par un raisonnement est drôle en elle-même, et l’est justement - et ne l’est que - pour celui qui n’a pas besoin de raisonnement pour rire.

Mutatis mutandis, la numérologie pose un problème comparable à celui qu’elle laisse froid. La numérologie ravit les numérologues. C’est un jeu de l’esprit (mind) et notre esprit se trouve porté à jouer sans que nous sachions pourquoi il joue. Nous savons seulement que les jeux de l’esprit ne sont pratiqués que par l’homme (si les dauphins et les chimpanzés jouent avec leur esprit, ils ne sont pas en mesure de nous le dire, et il est raisonnable de penser qu’ils n’en savent pas plus sur eux que nous n’en savons sur nous). Enfin nous constatons que nous employons cette autre étrangeté biologique qu’est notre langage qui, lui, n’a pas d’équivalent ailleurs. Nous constatons, nous les humains, que nous faisons avec notre esprit et notre parole des choses qui restent un mystère pour cet esprit et cette parole mêmes. C’est Sophocle qui nous le dit : « il y a beaucoup de choses étonnantes dans le monde, mais la plus étonnante est l’homme » (Antigone).

Pour créer des nombres, il a fallu d’abord regarder les alignements d’amphores dans la cale de la nef, et s’interroger sur la manière de contrer les filous qui allaient chercher à nous arnaquer au prochain port (à moins qu’il ne s’agisse pour nous d’arnaquer des pigeons). Plus tard, rêvant sous les étoiles qui guidaient sa route et où il percevait d’obscures correspondances, le marin s’est mis à poétiser sur les êtres étranges qu’il venait d’inventer pour défendre son négoce. Il les a conduits par la pensée hors de leurs fondations pour les faire fonctionner tous seuls à l’extérieur. Bercé par les ondulations de thalassa, il oublia les viles amphores dont il espérait tirer profit, et se mit à jouer avec ses créatures, pendant que ses compagnons dormaient sur le gaillard d’avant.

Sur les rapports entre les raisonnements les plus fous et les découvertes scientifiques, lire l’un des livres les plus étonnants qui soient : Les somnambules d’Arthur Koestler. Livre de Poche n° 2200 (Calmann Lévy 1960).

Publié dans le n° 231 de la revue


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