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La mémoire manipulée

Les témoignages, grande source d’inspiration des théories conspirationnistes

Publié en ligne le 29 mars 2015 - Attentats du 11 septembre -
Cet article vient en complément du dossier publié dans SPS n° 312.

Dans l’échafaudage des théories du complot, une grande valeur est accordée aux témoignages. En effet, plus ils sont nombreux, plus les chances augmentent de trouver des contradictions entre eux, ce qui, pour les partisans de ces thèses, devient alors la preuve irréfutable qu’il y a « anguille sous roche » et « qu’on nous cache des choses ». À l’inverse, cette abondance devrait induire une analyse de cohérence qui est souvent en défaveur des allégations des « conspirationnistes » (nom donné aux personnes qui propagent ces théories [1]).

L’exemple des théories du complot autour du 11 septembre est canonique de ce point de vue : non seulement les témoignages sont légion, ce qui permet aux conspirationnistes d’y trouver tout et son contraire, mais ils y ajoutent aussi des interprétations abusives et des manipulations grossières.

Le prétendu OVNI du Pentagone

Lorsque Thierry Meyssan a lancé en 2002 les rumeurs autour du crash du Pentagone (grossièrement : « il n’y a pas eu d’avion mais plutôt un missile ou un engin explosif » [2]), il l’a fait en occultant la centaine de témoins attestant avoir vu l’avion, voire même le crash [3]. D’autres ont carrément pris à la lettre une comparaison faite sur le vif par le journaliste américain Mike Walker, témoin de la scène : « c’était comme un missile de croisière avec des ailes », pour ne garder que la mention du missile [4]...

Il est surtout facile, parmi la centaine de témoignages, de trouver des personnes ayant vu une taille d’aéronef très variable, allant du petit jet (comprendre une dizaine de places) à l’avion de ligne réellement utilisé avec description de la livrée de la compagnie. Bien évidemment, la rapidité de l’évènement (un avion lancé à plus de 800 km/h avant l’impact) et l’émotion créée, peuvent grandement altérer la perception que l’on en a. Dans Le Monde Diplomatique, il a même été rapporté le témoignage – de seconde main – d’une personne affirmant avoir vu le visage des passagers effrayés dans l’avion [5]. Difficile de dire alors ce qui relève de l’imagination et de l’affabulation, surtout lorsque le témoin se trouve face aux micros et caméras du monde entier et qu’il est sommé de meubler le direct… Le fait est que ce genre de témoignage peu vraisemblable est ensuite utilisé par les conspirationnistes pour remettre en cause tous les autres, bien plus rationnels et circonstanciés.

Pour discréditer justement les récits offrant moins d’ambiguïté, une « équipe d’enquêteurs citoyens » (la Citizen Investigation Team ou CIT) est allée jusqu’à re-interviewer certains témoins clefs, plusieurs années après les faits. Leur but était de démontrer que la description de l’approche de l’avion par ces témoins était en totale contradiction avec la trajectoire « officielle », ce qui rendrait l’un des deux récits forcément mensonger. Malgré les traces laissées sur les radars, civils ou militaires, ou l’axe parfaitement connu des dégâts matériels causés, le CIT a réussi à « démontrer » grâce aux témoignages de seulement 8 personnes, que la trajectoire était différente de plusieurs dizaines de degrés par rapport à la trajectoire habituellement admise [6]. Il n’est pourtant pas vraiment étonnant que ces personnes, qui ne sont pas contrôleurs aériens, aient eu du mal à donner la trajectoire réelle de l’avion, à partir de leur propre position – imprécise – et de leurs vagues souvenirs visuels. Mais, pour les conspirationnistes, le témoignage vaut preuve irréfutable, surtout lorsqu’il va dans le sens voulu et tant pis s’il est imprécis ou aléatoire.

Pour attester par contre la présence d’explosifs en lieu et place de l’avion, il n’était pas nécessaire de recueillir de nouvelles interviews, il suffisait juste de fouiller un peu dans les dizaines de témoignages. Un témoin a en effet senti une odeur de « cordite » (un explosif très ancien qui n’est plus produit), ce qui devint, pour les conspirationnistes qui l’ont monté en épingle, un élément supplémentaire de preuve d’un maquillage du crash [7]. On peut pourtant se demander comment des témoins peuvent se référer de manière fiable à l’odeur d’un produit qu’on ne peut se procurer depuis des dizaines d’années ? À moins que ce ne soit tout simplement un abus de langage lié à la référence abondante – et abusive – à cette « odeur de cordite », notamment dans la littérature [8].

Des explosifs dans les tours du WTC ?

Dans l’autre grande famille des théories du complot autour du 11 septembre, celle de la démolition contrôlée des tours du World Trade Center, les témoignages ont aussi été décortiqués. Pour attester la présence d’explosifs dans les tours, en sus ou en lieu et place des avions (supposés par certains incrustés dans le ciel par le truchement d’hologrammes [9] !), il fallait trouver des témoins parlant d’explosions dans les tours.

Avec l’impact d’un avion chargé de plus de vingt mètres cubes de kérosène, puis des incendies se développant sur plus de dix étages, et enfin des effondrements engendrant un chaos jamais vécu ailleurs, il n’est pas vraiment étonnant de recueillir des témoignages d’explosions. Toute la rhétorique conspirationniste a alors consisté à faire le nombre et les mettre en musique [10] pour accréditer la thèse d’une démolition programmée par pose d’explosifs.

Le témoignage de William Rodriguez, en particulier, a été mis en exergue. Situé au sous-sol du building de 415 mètres de haut touché par le premier avion, il a affirmé que des explosions ont eu lieu avant l’impact des avions [11], causant même des brûlures aux personnes situées près des ascenseurs. En fait, tout cela a été largement expliqué par le crash de l’avion qui a créé une énorme boule de feu se propageant, aussi, à l’intérieur de la tour au travers des circulations verticales (cages d’ascenseurs et escaliers). Là encore, lorsqu’ils sont recueillis de manière rationnelle et analysés de façon rigoureuse, notamment par le NIST chargé de l’enquête [12], les témoignages aident à comprendre les phénomènes physiques. En l’occurrence ils décrivent, suite à l’impact, la diffusion du kérosène sur toute la hauteur de la tour [13]. Mais non, pour les conspirationnistes, c’est le témoignage d’une personne au fin fond du sous-sol et sans repère spatio-temporel qui fait foi.

Un refrain bien connu...

En ce sens, les théories du complot ne sont pas très différentes des pseudosciences qui se basent sur des artefacts, en contradiction totale avec la démarche scientifique.

Le témoignage humain est ainsi une composante très importante de ces théories. L’abondance de récits et la fragilité de la mémoire humaine, particulièrement suite à des événements d’une forte intensité comme ceux du 11 septembre 2001, offrent matière à une sélection et un arrangement de propos qui permettent de soutenir les thèses les plus invraisemblables.

Le témoignage est surtout empreint d’une forte charge émotionnelle : il est crédible pour celui qui l’écoute (quelqu’un comme moi, pas plus insensé que moi, et qui décrit ce qu’il a vu de ses propres yeux…). L’analyse rationnelle et scientifique paraît pour le coup plus froide, plus complexe, et moins crédible. C’est pourtant elle qui, sur les attentats du 11 septembre, permet d’écarter les différentes théories conspirationnistes (voir notre dossier SPS n° 296), et aussi de comprendre comment la mémoire humaine peut interpréter de façon très différente des faits extraordinaires.


À lire également sur le même sujet : « Attentat contre Charlie Hebdo : l’éternel recommencement des théories du complot ».