Quand la fiction inspire les théories du complot
Publié en ligne le 8 janvier 2022 - Conspirationnisme -Complots, cabales, conspirations : la fiction a toujours fait une large part aux histoires de machinations secrètes. Ainsi, la conjuration contre Jules César a inspiré au fil des siècles les créateurs, de Shakespeare [1] à la série Rome [2]. Mais ne peut-il y avoir une influence en retour ? Il s’agit ici de la fiction proprement dite, pas des ouvrages sur le paranormal qui se présentent comme des témoignages ou des enquêtes. Comme on le verra, ces ouvrages reprennent eux-mêmes des notions apparues dans des œuvres de fiction écrites ou audiovisuelles.
Les extra-terrestres et les mutants...
L’influence de la fiction populaire sur l’imaginaire d’une époque est un champ de recherche qui a déjà éclairé une partie du folklore ufologique (ovnis et autres phénomènes attribués à des extraterrestres). Il y a ainsi des similarités frappantes entre les récits de rencontre avec des créatures ou engins extraterrestres et la façon dont ceux-ci sont représentés dans les médias de l’époque. Dans les années 1930 et 1940 aux États-Unis, les illustrations des pulps (magazines de fiction bon marché) et des comics (bandes dessinées) ont popularisé l’image d’un vaisseau en forme de disque bien avant le premier témoignage en 1947 sur des « soucoupes volantes » [3]. Un autre récit influent, celui de l’enlèvement de Betty et Barney Hill par des extraterrestres quasi humanoïdes avec une tête globuleuse et des yeux étirés vers les tempes (aujourd’hui appelés communément grey aliens ou « petits gris »), a été rapproché de façon convaincante d’un épisode de la série Au-delà du réel (Outer Limits, 1963-65) [4]. Les créateurs de la série ont pu s’inspirer eux-mêmes du roman Les Premiers Hommes dans la Lune de H. G. Wells [5] où les héros rencontrent des Sélénites de petite taille, à la peau grise et aux yeux protubérants.
Durant les années 1990, un film de science-fiction, La Mutante [6] devient le catalyseur des visions d’un animal mystérieux à Puerto Rico, le Chupacabra [7]. Les explications avancées par certains passionnés de cryptozoologie (recherche d’espèces inconnues ou « cachées ») comme le journaliste portoricain Jorge Martin, cité dans le Dictionnaire sceptique [8], en faveur de l’existence de cette créature, considérée comme le produit d’expériences génétiques illégales, voire un hybride d’extraterrestre, sont, elles aussi, préfigurées dans le film.
… nous envahissent et nous manipulent...
L’idée d’une collusion voire d’un complot entre des extraterrestres et le gouvernement des États-Unis ou d’autres pays n’est pas limitée à l’affaire du Chupacabra. On reconnaît là certains thèmes de la série culte X-Files (Aux Frontières du réel) [9] qui s’inspirait elle-même de prétendus témoignages vécus [10]. Le thème d’une présence extraterrestre sur Terre manipulant les gouvernements humains et pouvant même orienter notre évolution a été popularisé par Le Matin des magiciens, le best-seller de Jacques Bergier et Louis Pauwels (1960), puis par Erich von Däniken avec Présence des extraterrestres [11] (connu au niveau planétaire sous son titre anglais Chariots of the Gods).
Cependant, ce thème dit des « anciens astronautes » est déjà présent, quoique sous un éclairage bien différent [12], dans deux récits de Howard P. Lovecraft, « L’Appel de Cthulhu » [13] et Les Montagnes hallucinées [14].
Alors que Bergier, Pauwels et von Däniken envisagent les êtres venus de l’espace comme fondamentalement bienveillants, quoique paternalistes, guidant l’humanité à travers les siècles pour l’élever à leur niveau, les visiteurs extraterrestres dépeints par Lovecraft sont eux, au mieux, indifférents ; ce qui, s’agissant de créatures aux pouvoirs quasi divins, les rend extrêmement dangereux. Cette coloration négative est plus proche des théories du complot sur l’affaire Roswell [15] ou la Zone 51 [16].
À Roswell, dans le Nouveau-Mexique (Etats-Unis), la découverte en 1947 de débris d’un engin non identifié à proximité d’une base militaire a donné lieu à des rumeurs sur la chute d’un ovni et ses occupants qui auraient été aussitôt récupérés et dissimulés par l’armée. La Zone 51 était jusqu’en 2013 une base secrète de l’US Air Force au Nevada pour des tests d’avions expérimentaux, où des théories du complot placent le repaire de puissants extraterrestres qui influencent les gouvernements.
L’influence considérable de l’œuvre de Lovecraft, par l’intermédiaire d’adaptations en bande dessinée, à la télévision, en films, en chansons et en jeu de rôle ou vidéo [17], a aussi contribué à populariser un autre thème qui a essaimé sous forme de théories du complot : l’existence sur Terre, depuis les temps préhistoriques, d’une espèce de reptiles intelligents qui contrôlent secrètement l’humanité en prenant la place de personnalités importantes de la politique, des affaires, etc. En 2014, un Premier ministre néozélandais a ainsi dû réfuter publiquement l’accusation d’être un reptile [18]. La croyance à ce complot dit des « reptoïdes » ou « reptiliens » a déjà inspiré au moins un meurtre et un attentat à la bombe aux États-Unis [19].
L’origine de cette notion peut être retracée [20] jusqu’à un récit de Robert E. Howard, par ailleurs créateur de Conan le Barbare : « The Shadow Kingdom » (Weird Tales, 1929), où des « hommes-serpents » s’infiltrent à la cour d’un roi des temps antiques. Cette espèce mi-animale, mi-humaine vit dissimulée, mais contrôle les autres peuples par l’intermédiaire d’un culte du serpent. Le thème des hommes-serpents revient plusieurs fois dans la fiction de R. E. Howard, et d’autres auteurs de pulps ont intégré cet élément dans leurs propres textes, y compris Lovecraft. Mais le thème a surtout été popularisé par les diverses adaptations de l’univers de Conan en bandes dessinées, en dessins animés, au cinéma [21]… Que David Icke, le principal porte-parole de la théorie du complot reptilien [22], ait été influencé directement ou non par Howard importe peu : ces œuvres de fiction ont clairement facilité la pénétration dans le public de ce genre d’idées.
D’autres hommes aussi
À côté des scénarios de contrôle des gouvernements du monde par des extraterrestres ou des reptiles humanoïdes, la mythologie du désormais bien connu QAnon [23] peut paraître quasiment terre à terre, avec un ennemi humain, quoique diabolique. Cela ressemble même beaucoup à une réactualisation de la vague d’accusations de crimes sataniques qui a secoué les États-Unis durant les années 1980 [24]. La notion de meurtres rituels d’enfants attribués à des groupes marginaux (chrétiens dans l’Antiquité, puis juifs, sorcières, francs-maçons, etc.) a une longue histoire [25]. Cependant, certains éléments du tableau peint par les adeptes de QAnon pointent vers d’autres sources, celles-là dans le domaine de la fiction.
C’est ainsi que dans leur vision du monde, les membres de « l’élite » fournissent à la fois les criminels désignés et les sauveurs providentiels : d’un côté les « pédophiles satanistes » d’Hollywood ou de Washington ; de l’autre celui qui était alors le président des Etats-Unis, Donald Trump, ainsi qu’un anonyme, Q [26], réputé avoir un niveau élevé dans l’appareil d’État américain.
Un tel scénario rappelle fortement les thrillers occultes du prolifique et populaire romancier britannique Dennis Y. Wheatley. De 1933 à 1974, cet auteur (relativement peu connu en France mais très influent dans le monde anglosaxon) a publié quelque soixante romans qui se sont vendus à plus de cinquante millions d’exemplaires. Et plusieurs ont été adaptés au cinéma, comme The Devil Rides Out (1968) avec Christopher Lee [27]. Il est surtout connu pour ses nombreux thrillers occultes où le diable intervient soit directement, soit comme force d’inspiration derrière un ennemi humain, tel que les nazis ou les communistes [28]. Les sociétés secrètes sont un élément récurrent de ces romans, ainsi que les tentatives des adorateurs de Satan pour infiltrer les lieux de pouvoir. Mais les héros qui les combattent sont aussi issus des classes supérieures ; souvent même, il s’agit d’un riche play-boy issu d’une famille en vue, ce qui pourrait constituer une sorte de portrait idéalisé de Donald Trump.
Cela pourrait faire de Wheatley une source d’inspiration plus plausible que le roman italien L’Œil de Carafa [29], traduit en anglais en 2003, dans lequel certains ont cru pouvoir détecter une influence [30], mais qui s’intéresse aux masses populaires et à leurs luttes contre les puissants, pas à des chevaliers blancs issus de la classe dirigeante.
On peut mentionner en passant un autre thème véhiculé par les adeptes de QAnon, l’adrénochrome : l’idée que ce serait une drogue surpuissante extraite du corps d’enfants martyrisés [31] est tout droit sortie du film Las Vegas Parano [32].
On le voit, la fiction est partout !
Comme on le voit au terme de ce tour d’horizon, la littérature populaire et les médias audiovisuels du XXe siècle ont largement inspiré la création de théories du complot. Des éléments fictifs peuvent être repris tels quels (reptiliens, adrénochrome) ou transposés, comme dans le cas des extraterrestres de Lovecraft sans doute trop éloignés de nous dans les récits d’origine pour soutenir l’intérêt, qui ont été remplacés dans la mythologie de Roswell et de la Zone 51 par des êtres humanoïdes : les « petits gris » déjà rencontrés dans X-Files et inspirés par Audelà du réel et, indirectement, par Les Premiers Hommes dans la Lune de Wells.
1 | Shakespeare W, Jules César, 1599.
2 | Milius J et al., Rome (série), HBO, 2005.
3 | Kottmeyer M, “Entirely Unpredisposed : The Cultural Background of UFO Abduction Reports”, Magonia, janvier 1990.
4 | Colavito J, “Abduction at the Outer Limits”, Online exclusive, 2012/2014.
5 | Wells HG, The First Men in the Moon, George Newnes Ltd, 1901.
6 | Donaldson R, Species (film), 1995.
7 | Radford B, “Slaying the Vampire : Solving the Chupacabra Mystery“, Skeptical Inquirer, mai-juin 2011.
8 | Caroll RT, “Chupacabra”, The Skeptic’s Dictionary, 2015.
9 | Carter C, The X-Files (série), Fox, 1993-2002.
10 | McConnachie J, Tudge R, “Roswell and Majestic-12”, in Rough Guide to Conspiracy Theories, Rough Guides Limited, 2013, 295-9.
11 | Erich von Däniken, Erinnerungen an die Zukunft, Econ Verlag, 1968.
12 | Colavito J, “Charioteer of the Gods : An Investigation into H. P. Lovecraft and the Invention of Ancient Astronauts”, Skeptic, octobre 2004.
13 | Lovecraft HP, “The Call of Cthulhu”, Weird Tales, février 1928.
14 | Lovecraft HP, At the Mountains of Madness, Astounding Stories, février-avril 1936.
15 | Nickell J, McGaha J, “The Roswellian Syndrome : How Some UFO Myths Develop”, Skeptical Inquirer, mai-juin 2012.
16 | Jacobsen A, Area 51 : An Uncensored History of America’s Top Secret Military Base, Back Bay Books, 2012, 65-6, 77-80.
17 | Joshi ST, “The Recognition of H. P. Lovecraft, 1937-2013”, in Lovecraft and a World in Transition : Collected Essays on H. P. Lovecraft, Hippocampus Press, 2014, 616-20.
18 | Reynaud I, « Soulagement en Nouvelle-Zélande : le Premier ministre n’est pas un reptile », Le Figaro, 18 février 2014.
19 | Parramore LS, “Like QAnon’s Capitol rioters, the Nashville bomber’s lizard people theory is deadly serious”, NBC, 12 janvier 2021.
20 | Barkun M, A Culture of Conspiracy : Apocalyptic Visions in Contemporary America, University of California Press, 2003, 137.
21 | Liste des apparitions des hommes-serpents dans la culture populaire, Wikipedia, page « Serpent Men ».
22 | Ronson J, “Beset by lizards”, The Guardian, 17 mars 2001.
23 | Turcan M, « Qu’est-ce que QAnon, le réseau complotiste banni par Facebook et Twitter ? », Numerama, 11 août 2020.
24 | Bottoms BL, Davis SL, “The Creation of Satanic Ritual Abuse”, Journal of Social and Clinical Psychology, 1997, 16 :112-32.
25 | Taguieff PA, « L’invention du “complot judéo-maçonnique”. Avatars d’un mythe apocalyptique moderne », Revue d’Histoire de la Shoah, 2013, 1 :23-97.
26 | Pour « Q clearance », haut niveau d’accréditation de sécurité : “Federal Suitability Security Clearance Chart”, 2015. Sur fedcas.com
27 | Sheridan P, “Stranger than fiction”, The Express, 28 août 2012.
28 | Jones D, “‘It’s in the Trees ! It’s Coming !’ Night of the Demon and the Decline and Fall of the British Empire”, in Jones E et al., It Came From The 1950s ! : Popular Culture, Popular Anxieties, Palgrave Macmillan, 2011, chap. 2, 33-54.
29 | Blissett L (collectif Wu Ming), Q, Einaudi, 1999. En français, L’Œil de Carafa, Seuil, 2001.
30 | Merelli A, “An Italian novel is at the center of a meta-conspiracy theory about QAnon”, Quartz, 8 août 2018.
31 | Fernandez JG, « L’adrénochrome : drogue la plus puissante du monde, récoltée sur des humains ? C’est faux », AFP, 11 juin 2018.
32 | Gilliam T, Fear and Loathing in Las Vegas (film), 1998, d’après le roman de Hunter S. Thompson, 1972.
Publié dans le n° 337 de la revue
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L' auteur
Irène Delse
Auteure de romans (fantasy, science-fiction…) publiés en ligne chez Rocambole. Elle tient le blog L’Extérieur de (…)
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