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La simplicité trompeuse

Publié en ligne le 17 juillet 2024 - Science et médias -
Éditorial de Science et pseudo-sciences n°349 (juillet 2024)
La simplicité trompeuse

II convient de se méfier des explications simplistes. Non par principe, mais parce que souvent, elles ne permettent pas vraiment de comprendre les phénomènes et conduisent à des fausses solutions. Comme le notait Daniel Kahneman, pionnier de l’économie comportementale : « Les histoires explicatives qui séduisent les gens sont simples » [1]. Il précisait en outre que « ces histoires suscitent et entretiennent une illusion de compréhension, et administrent des leçons qui n’ont à terme que peu de valeur à des [personnes] qui ne demandent qu’à les croire ». Le monde est complexe, mais cela ne veut pas dire qu’il est inintelligible. Les phénomènes sont très souvent multifactoriels, mais cela ne signifie pas que toute action devient impossible. Par ailleurs, le caractère multifactoriel n’exclut pas une hiérarchisation des causes, quand elle est possible.

Ainsi, pour l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques), « les facteurs directs de changement de la nature ayant eu les incidences les plus lourdes à l’échelle mondiale sont, par ordre décroissant : la modification de l’utilisation des terres et des mers, l’exploitation directe des organismes (principalement la pêche), les changements climatiques, la pollution et les espèces exotiques envahissantes » [2]. L’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) écrit avoir « mis en lumière le caractère multifactoriel de l’effondrement des colonies d’abeilles » et pointe différentes responsabilités : causes biologiques (prédateurs et agents infectieux et parasitaires), appauvrissement des sources d’alimentation, pratiques apicoles inadaptées et exposition aux produits chimiques employés dans l’environnement (pesticides) [3]. Le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) explique que les principales sources de gaz à effet de serre causes du réchauffement climatique sont la production d’énergie, la déforestation, l’agriculture et l’élevage, le chauffage des bâtiments et les transports [4].

Pourtant, certains développent dans l’espace public un discours faisant de l’explication multifactorielle une arme des lobbies cherchant à éviter tout changement qui leur serait préjudiciable [5, 6]. L’IPBES, l’Anses et le Giec seraient-ils des lobbies dont le but serait de prôner l’inaction ? L’industrie du tabac, souvent invoquée pour illustrer ce propos, a cherché à masquer la toxicité de ses produits en orientant vers d’autres causes des cancers du poumon. Ceci est documenté depuis longtemps. Mais ce dont elle est fondamentalement coupable, c’est de mensonge, de truquage d’études, de corruption pour développer des explications infondées scientifiquement.

Les politiques publiques visant à défendre l’environnement ont besoin de science, elles ont besoin d’une compréhension la plus précise possible des faits. Les phénomènes aux explications monofactorielles sont rares. Il en est de même des solutions à apporter : elles sont rarement simples et sans inconvénient (le 100 % renouvelable, le 100 % nucléaire, le zéro pesticide ou le « tout naturel » sont peu réalistes). Là aussi, il faut accepter un peu de complexité.

Accréditer l’idée que l’opinion publique ne peut comprendre que des explications simplistes témoigne d’une forme de mépris envers les personnes auxquelles on s’adresse.

Science et pseudo-sciences



L’illustration de couverture fait référence au travail de Nam June Paik, artiste sud-coréen du mouvement Fluxus dans les années 50, considéré comme le fondateur de l’art vidéo. En détournant l’image et le son du téléviseur, il utilise le moniteur en tant qu’objet ready-made qu’il modifie, dans un contexte où l’écran cathodique est un objet d’information quasiment sacré.


Références

1 | Kahneman D, Système 1, Système 2 : les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2013.

2 | IPBES, « Le rapport de l’évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques », résumé à l’intention des décideurs, 2020. Sur files.ipbes.net

3 | Anses, « Les abeilles, des pollinisateurs essentiels dont la santé est menacée », 22 février 2024. Sur anses.fr

4 | Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, « Changements climatiques 2013 : les éléments scientifiques. Résumé à l’intention des décideurs, résumé technique et foire aux questions », 2013. Sur ipcc.ch

5 | Fondation pour la Nature et l’Homme, « Biodiversité et pesticides, pourquoi nous avons tort », point de vue, 17 novembre 2023. Sur fnh.org

6 | Foucart S, Et le monde devint silencieux : comment l’agrochimie a détruit les insectes, Seuil, 2021.

Publié dans le n° 349 de la revue


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