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Démystifier les documentaires trompeurs ou mensongers

Publié en ligne le 17 juillet 2024 - Science et médias -
Introduction du dossier
Dossier coordonné par Aude Rambaud, Thibault Renard et Jean-Paul Krivine

Le documentaire est un genre cinématographique qui bénéficie d’une image de sérieux et apparaît comme une source d’information digne de confiance : supposément fondé sur des données factuelles, on attend de lui qu’il nous apporte des informations objectives et des clés de compréhension du monde. Rien d’étonnant à ce qu’il soit plébiscité par le public : en 2011, il était même le genre de programme télévisé préféré des Français qui lui attribuaient par ailleurs un « rôle citoyen » [1]. D’après la Société civile des auteurs multimédia (Scam), en 2016, 2 154 nouveaux documentaires ont fait l’objet d’une première diffusion à la télévision française et ont ensuite été rediffusés 7,7 fois en moyenne (20 œuvres ont même été rediffusées plus de 50 fois) [2]. Selon Médiamétrie, la série documentaire historique Apocalypse diffusée sur France 2 à partir de 2014 a réuni entre 5,4 et 7,8 millions de téléspectateurs par épisode. À l’issue des six diffusions, 35 % de l’ensemble de la population avait regardé au moins un des six épisodes, soit plus de vingt millions de personnes [3].

L’histoire du documentaire remonte quasiment à celle du cinéma, avec la chronophotographie de la fin du XIXe siècle qui permettait de décomposer et d’analyser les mouvements (par exemple, celui d’un cheval au galop). Les innovations technologiques vont ensuite régulièrement bouleverser ce genre filmique : arrivée du cinéma parlant dans les années 1930, prise de vue et prise de son synchrones et hors studio dans les années 1950, développement de la télévision dans les années 1960, arrivée des grandes plateformes de vidéo à la demande… Aujourd’hui, « équipés de caméras, les téléphones portables permettent […] à chacun de documenter le présent », obligeant le documentaire à « redéfinir sa place et son regard » [4].

L’année 2023 a été en France l’« année du documentaire ». Initiateur de l’événement, le ministère de la Culture met en avant les apports d’un genre très populaire, comme celui d’« un regard sans fard » sur notre société [5].

« Regard sans fard », « rôle citoyen »… le documentaire est-il vraiment une œuvre toujours digne de confiance qui nous donnerait une vision objective sur la réalité du monde qui nous entoure ? Est-ce réellement sa finalité ? Qu’en est-il en particulier quand le documentaire s’intéresse aux questions scientifiques ou historiques ?

Mise en scène et interprétation du réel

Le documentaire s’intéresse au réel. On l’oppose souvent à la fiction qui met en scène des faits imaginaires (même si la fiction permet de poser un regard sur le monde réel). Pour autant, le documentaire n’est pas la réalité, il en est une interprétation et énonce « un point de vue d’auteur sur une réalité perçue » en « sollicitant une prise de conscience active chez le spectateur qui doit identifier ce point de vue et l’interpréter » [6]. Il prend le spectateur par la main pour le faire évoluer depuis des connaissances qui lui sont familières vers différentes visions possibles du monde (voir l’article de Myriam Tonelotto, « Suspension de crédulité : la présomption de véracité »).

Le suivi de ce parcours suppose la mise en œuvre de nombreux moyens cinématographiques visant à faire adhérer et à retenir le spectateur. Tout doit être savamment pensé : le son, l’image, l’écrit, la voix off (voir les articles de Myriam Tonelotto, « Bien plus qu’un langage : les couches narratives en documentaire » et « Suspension d’incrédulité : gagner l’adhésion des spectateurs »).

Des documentaires trompeurs ou mensongers

Le documentaire, dès lors qu’il relève de l’expression filmique, ne peut se voir reprocher sa subjectivité. Mais à partir de quand glisset-on d’une vision d’auteur à une tromperie ou un mensonge ? Sale temps pour la planète, MH 370 la vérité disparue, L’Assiette française, Vert de rage, Les Fantômes du pétrole, Médicaments la grande pénurie, Des vaccins et des Hommes… Dans cette liste de documentaires diffusés à la télévision ou sur Netflix, il y a un appel à la découverte et à la connaissance de problématiques variées, mais parfois aussi des messages trompeurs sur des sujets importants.

La confusion des genres est résumée dans la définition du documentaire que John Grierson, producteur anglais, donnait en 1930 : « Un film documentaire est un genre qui porte à l’écran par n’importe quel moyen les préoccupations de notre temps, en frappant l’imagination et avec une observation aussi riche que possible. Cette vision peut être du reportage à un certain niveau, de la poésie, à un autre ; à un autre enfin, sa qualité esthétique réside dans la lucidité de son exposé » [7]. Le documentaire est donc une fabrique à récits convaincants faisant appel à toute la créativité du réalisateur. Toute œuvre cinématographique qui se propose de documenter le réel, quand bien même de façon malhonnête, est identifiée comme « documentaire ». Or le terme véhicule une présomption de véracité : c’est ainsi que le spectateur, croyant s’informer, peut en fait être manipulé.

La frontière n’est pas forcément bien marquée, et c’est plutôt un faisceau d’indices qui devra retenir notre attention pour identifier le documentaire trompeur, voire carrément mensonger (voir l’article de Thibault Renard et Frédéric Tomas, « Du documentaire au “documenteur”, un continuum »). Le terme « documenteur », assemblage de « documentaire » et de « menteur », est ici utilisé pour désigner une œuvre dont on estime qu’elle trompe son public. Mais dans les milieux cinématographiques, il renvoie à un genre presque opposé : une fiction reprenant les attributs du documentaire pour donner l’impression de vérité. Le « documenteur » comporte alors une visée pédagogique et prévient tôt ou tard le spectateur de la supercherie. Probablement l’un des pionniers du genre, La Bombe (1965) décrit les conséquences d’une attaque nucléaire sur Londres (le film sera récompensé par l’Oscar du meilleur documentaire en 1967). Mot-valise, « documenteur » possède donc un double-fond historique, et le nouvel usage proposé fait l’objet d’âpres discussions (voir l’article de Vivien Soldé, « Entre canulars et documentaires pseudo-scientifiques, quels sont les “vrais” documenteurs ? »). Science et pseudo-sciences rend compte de ce débat mais ne prend pas parti sur le fond.

Les Marionnettes, John Singer Sargent (1856-1925)

Santé, bien-être et environnement sont des domaines privilégiés pour les documentaires trompeurs et mensongers. Sujets d’inquiétude pour nos concitoyens, ils peuvent susciter une forte appétence tout en offrant un support privilégié pour instiller des visions plus générales au sujet de la société. L’histoire et l’ethnologie fournissent également matière à des documentaires au propos douteux qui rencontrent souvent un grand succès (voir l’article d’Alexis Seydoux, « Quand des documentaires ouvrent la porte de la pseudo-histoire »).

Des conséquences parfois délétères

Ces documentaires trompeurs ou mensongers peuvent avoir des conséquences délétères. Des vaccins et des Hommes (2022), diffusé sur Arte, relaie des thèses contestant les bénéfices de la vaccination. Sa diffusion en période de Covid-19 a pu alimenter la défiance envers cette mesure de protection alors que le bénéfice de la vaccination est démontré [8] (voir l’analyse de ce documentaire dans ce dossier). Il en va de même pour Cholestérol, le grand bluff (2016), de la même réalisatrice et également diffusé par Arte. Ce documentaire a repris des thèses invalidées depuis longtemps niant le lien entre cholestérol et maladies cardiovasculaires et affirme en conséquence l’absence d’intérêt du recours aux statines (classe de médicaments permettant de réduire l’excès de LDL-cholestérol) pour les personnes à risque. Sa sortie avait suscité de fortes protestations de la Société française de cardiologie et de l’Académie nationale de médecine. Il a été visionné par plus de 1,4 millions de personnes (voir l’analyse de ce documentaire dans ce dossier).

Devant le cinéma II, Stanisław Osostowicz (1906-1939)

Vaxxed – From Cover-Up to Catastrophe (2016), diffusé par Amazon, met en scène les thèses de son réalisateur, Andrew Wakefield, médecin anglais radié suite à la réalisation d’une étude truquée prétendant établir un lien entre vaccination contre la rougeole, les oreillons et la rubéole (ROR) et autisme. Cette étude frauduleuse a semé le doute sur le bien-fondé de cette vaccination et entraîné des conséquences sanitaires importantes (voir l’analyse de ce documentaire dans ce dossier).

La diffusion et le financement par le service public

Sur les plateformes où ils peuvent être téléchargés et lors des télédiffusions, les documentaires trompeurs ou mensongers sont présentés de la même façon que les autres. Le synopsis proposé est fourni par le réalisateur, le producteur ou la chaîne. Le diffuseur qui l’a accepté ne voit alors sans doute aucune raison de mettre un avertissement ou de l’accompagner d’un regard critique. Nombre de ces œuvres sont financées par les deniers publics et diffusées sur des chaînes du service public. Comme pour les chaînes privées, la quête d’audience peut parfois primer sur l’exigence qualitative ou la finesse de la réalisation (voir l’article d’Alexander Samuel, « Quand le service public finance des documentaires trompeurs mensongers »).

Certes, ces documentaires ouvertement problématiques sont minoritaires dans des catalogues en général assez copieux. En 2024, la boutique Arte propose plus de 200 documentaires dans les catégories « science et technologie » et « santé et bien-être ». Parmi eux, on trouve par exemple À la recherche de la jeunesse perdue qui promeut des méthodes douteuses pour « rajeunir », Cholestérol, le grand bluff et Des vaccins et des Hommes évoqués plus haut, Le Jeûne, une nouvelle thérapie ? présenté comme une « alternative au “tout-médicament” », Demain, tous crétins ? qui relaie une thèse unilatérale sur une baisse de l’intelligence humaine du fait de la pollution environnementale ou encore Ovnis, une affaire d’États décrivant les efforts des gouvernements du monde qui viseraient à occulter les visites d’extra-terrestres.

Internet

Internet est également devenu un canal de diffusion majeur. Loose Change (2005) qui présente les attentats du 11 septembre 2001 comme un complot organisé par les services secrets américains fait figure de pionnier en la matière. En quelques mois, le documentaire a été visionné par dix millions de personnes [9] (voir l’analyse de ce documentaire dans ce dossier).

Très récemment, Hold-Up (2020) a confirmé ce potentiel. Ce documentaire français issu d’un financement participatif a été visionné par plus de deux millions de personnes en à peine quelques jours, grâce à une diffusion virale sur Internet [10]. L’origine de la pandémie de Covid-19 est ici imputée à un virus conçu dans le cadre d’un projet mondial. Son objectif, à en croire le film : contrôler les populations, éliminer une partie de l’humanité, tout en interdisant le traitement miracle que serait l’hydroxychloroquine au profit de substances inefficaces justifiant alors la vaccination [11] (voir l’analyse de ce documentaire dans ce dossier).

Lutter contre la désinformation

Face à un tel engouement, comment lutter contre la désinformation ? D’une certaine manière, tout documentaire est une œuvre de création faisant appel au parti pris du réalisateur et aux artifices du montage ; il serait vain de penser qu’un documentaire scientifique puisse être une simple fenêtre ouverte sur un monde où le réel nous serait restitué sans altération (voir l’analyse de Myriam Tonelotto, « Science et documentaire, histoire d’un malentendu »). Pour autant, le spectateur se doit d’exercer son esprit critique afin de distinguer ce qui relève de la vision d’auteur et ce qui constitue manifestement une tromperie. De nombreux indices devraient susciter le doute : force des témoignages au détriment des avis des institutions scientifiques, préférence donnée aux opinions très minoritaires en dépit des éventuels consensus sur un sujet, place donnée aux médecins ou chercheurs marginaux dans leur communauté, référence à un « complot » visant à nous révéler une « vérité cachée », etc. C’est ainsi qu’un certain nombre de techniques déployées pour faire passer idées et approches fallacieuses se retrouvent souvent d’un documentaire à l’autre (voir l’article d’Alexis Seydoux, « Les recettes d’un documentaire trompeur ou mensonger »).

La Fable, Berthe Morisot (1841-1895)

Des vulgarisateurs, des associations, des journalistes procèdent parfois à la démystification de certains documentaires problématiques (l’anglicisme debunk est souvent utilisé pour décrire cette activité). Mais c’est un travail long et complexe qui nécessite du temps et de l’énergie. Et malheureusement, l’analyse, une fois produite, reste souvent peu médiatisée.

Reportages et documentaires

Reportages et documentaires ont de nombreux points communs. L’un et l’autre entendent partir de faits réels pour proposer une analyse et une mise en perspective. Mais le reportage, en général, vise à être au plus près de l’actualité. Il pourra moins facilement être réutilisé à distance de l’événement qu’il décrit. Œuvre d’un ou de plusieurs journalistes, il cherche essentiellement à rapporter des faits. Par ailleurs, la réalisation d’un reportage mobilise moins de moyens (montage moins sophistiqué, temps de production plus court, etc.). Le documentaire est, quant à lui, l’œuvre d’un réalisateur qui entend porter une vision. Au contraire des produits de flux, le documentaire présente une vocation patrimoniale plus affirmée : un documentaire peut exiger plusieurs années de production, il ne peut être obsolète sitôt diffusé. Pour autant, la frontière peut parfois être floue. Certains formats de reportages les rapprochent en réalité du documentaire.

Les reportages trompeurs ne sont pas rares non plus. Nous avions ainsi analysé ici l’émission Envoyé spécial (France 2) du 17 janvier 2019 intitulée « Glyphosate : comment s’en sortir ? » et réhabilitant les travaux du Pr Gilles-Éric Séralini invalidés et rejetés par la communauté scientifique [12]. France Bleu, le réseau des 44 radios locales publiques du groupe Radio France, semble même s’être fait une spécialité dans la promotion des fausses sciences avec de nombreux reportages vantant l’aromathérapie avec un « expert » des « énergies vibratoires », la « médecine quantique », la « gemmothérapie » ou l’« auriculothérapie » [13], autant d’approches navigant entre absence totale de fondement médical et exploration scientifique fragmentaire menant régulièrement des personnes malades dans des impasses thérapeutiques.

Conclusion

L’historien Pierre Miquel faisait remarquer, à propos des documentaires historiques : « Quand vous faites de l’histoire, vous cherchez la vérité. Quand vous faites du spectacle, vous cherchez à plaire. Vous ne pouvez pas chercher à plaire en cherchant à être vrai ! » [14]. Cette réflexion pourrait s’étendre à tous les documentaires traitant de science ou de médecine. Le spectacle est un piège nécessaire : sans lui, le documentaire ne sera pas visionné, mais avec lui, nous sommes embarqués dans une vision personnelle. L’interprétation de l’auteur est donc une partie constitutive de tout documentaire. Un des objectifs de ce dossier est de fournir un certain nombre d’outils pour permettre à chacun des spectateurs que nous sommes d’exercer son esprit critique, de reconnaître la part d’interprétation, de décider d’y adhérer ou non, mais aussi d’identifier les indices d’une tromperie.

Références


1 | « Les Français aiment le documentaire ! », sondage Scam/Ifop, avril 2011. Sur scam.fr
2 | Scam, « Le documentaire à la télévision française », 26 juin 2018. Sur scam.fr
3 | Médiamétrie,« Le documentaire à la télévision : quelles évolutions pour quelles audiences ? », 29 novembre 2013. Sur mediametrie.fr
4 | Robles A, « Histoire du cinéma documentaire », Université populaire des images, 2019. Sur upopi.ciclic.fr
5 | Ministère de la Culture, « Trois raisons pour lesquelles le documentaire a plus que jamais sa place dans notre univers culturel », 17 avril 2023.
6 | Broudoux É, « Le documentaire élargi au web », Les Enjeux de l’information et de la communication, 2011, 12 :25-42.
7 | Grierson J, The Fortnightly Review, août 1939. Sur worldradiohistory.com
8 | Ganser P et al., “Estimating the population effectiveness of interventions against COVID-19 in France : a modelling study”, Epidemics, 2024, 46 :100744.
9 | Sales NJ, “Click Here for Conspiracy”, Vanity Fair, 10 octobre 2006.
10 | Baldacchino J, « Le documentaire Hold-Up a été vu (au moins) plus de deux millions et demi de fois sur Internet », France inter, 16 novembre 2020.
11 | Rozières G, « Hold-up, le documentaire sur le Covid-19 confronté aux faits scientifiques », Huffpost, 12 novembre 2020.
12 | Krivine JP et Le Bars H, « Glyphosate sur France 2 : décryptage de deux heures de désinformation », 25 janvier 2019. Sur afis.org
13 | Krivine JP, « L’arbre du complotisme et la forêt de la désinformation », SPS n° 335, janvier 2021. Sur afis.org
14 | Chérasse J, « Le film documentaire historique : vérités et mensonges », Académie des sciences morales et politiques, 6 juin 2005.

Publié dans le n° 349 de la revue


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Les auteurs

Jean-Paul Krivine

Rédacteur en chef de la revue Science et pseudo-sciences (depuis 2001). Président de l’Afis en 2019 et 2020. (…)

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Thibault Renard

Expert en intelligence économique, en charge de la commission « Manipulations de l’information » de l’Association (…)

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