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La science, trop rigoureuse pour Le Monde ?

Publié en ligne le 29 juin 2019 - Science et médias -

Le journal Le Monde a récemment publié une chronique intitulée « En matière de santé publique, le rigorisme scientifique est une posture dangereuse » [1]. Signée de Stéphane Foucart, journaliste en charge des sujets liés à l’environnement, elle fait suite à un article précédent [2] qui a été largement accusé d’exagérer les conclusions d’une étude scientifique sur le lien entre alimentation et cancer.

@José

La chronique est notable car elle fournit une explication intéressante du traitement des sujets scientifiques par certains médias. Au-delà du cas particulier qui a donné lieu à sa rédaction, la thèse générale en est que la froideur analytique doit laisser la place, sur certains sujets, à un jugement rapide, sans recul. Or, à rendre compte sans recul et sans prudence, on risque surtout de réitérer ses propres biais personnels : un danger dont l’auteur ne fait aucune mention.

Tout journaliste, même scientifique, peut avoir des partis pris : le détachement intégral n’est pas de ce monde. Mais le dispositif éditorial d’un journal est censé opposer un filtre à ces dérives afin de guider la couverture des sujets dans le meilleur sens. Qu’un journal prestigieux, dont la réputation le place au-dessus de la moyenne et lui donne une certaine autorité, endosse au contraire une attitude fondée sur les partis pris au détriment de la sûreté des faits est donc étonnant. La presse d’information n’est-elle pas censée fournir un éclairage juste et rigoureux, laissant au corps politique la liberté de s’engager dans un sens ou dans un autre ?

Certes, le traitement à chaud de grands sujets sensibles, comme la santé publique, permet les titres vendeurs et favorise à court terme les intérêts commerciaux d’un journal. Ainsi le journalisme partial ou partisan, bardé de bonnes intentions, est souvent l’allié objectif du sensationnalisme. On a pu le constater récemment dans une autre affaire, celle des « bébés sans bras ».

Cependant, si l’on écarte l’explication peu probable du cynisme décomplexé, la publication de cette chronique admet une autre explication : que Le Monde pense sincèrement que la rigueur dans l’investigation des faits et la recherche de la vérité mérite d’être escamotée, sur certains sujets, au profit de certitudes prématurées. Le grand journal français se rallierait ainsi à ce que certains décrivent comme l’ère de la post-vérité, où  « dire la vérité est devenu un handicap » [3] et où le manque de rigueur (maquillée par Le Monde en « rigorisme » et en « confortable prétexte ») est un allié dans un combat politique.

Ce concept de « post-vérité » a pu être rattaché aux biais constitutifs de notre esprit, confirmés par diverses expériences de psychologie [4]. Loin de décrire une réalité nouvelle, le concept à la mode ne désigne que la pente naturelle de notre esprit forgée par l’évolution biologique du cerveau dans les âges longs et lointains de la préhistoire. Nous avons été déterminés à fonctionner par inférences hâtives : en environnement hostile et quand les ressources sont pauvres sur lesquelles appuyer le raisonnement, il vaut mieux surréagir à un danger potentiel que risquer d’y succomber en un instant prochain.

Comme le montre Norbert Elias, l’effort de civilisation dans le monde occidental, depuis la fin des temps féodaux, a consisté à contrecarrer les instincts et à forger, en parallèle de la solidification des institutions, de nouveaux habitus intellectuels et émotionnels dans le moule du temps long, de la tempérance et de la raison.  « L’homme ne songe à prendre en considération les causes lointaines qui agissent sur la nature et l’être humain que dans la mesure où les progrès de la division des fonctions et de l’interdépendance lui suggèrent une telle démarche de l’esprit et lui imposent une plus grande maîtrise de ses pulsions » ([5], p 239). Les grands périls sont tapis désormais dans des temporalités distantes et nous disposons d’abondantes ressources sociales, intellectuelles et scientifiques pour y répondre rationnellement. Le recours à des mécanismes hérités de nos conditions prémodernes et même pré-civilisationnelles est devenu contre-productif.

Références

1 | Foucart S, « En matière de santé publique, le rigorisme scientifique est une posture dangereuse », Le Monde, 27 octobre 2018. Sur lemonde.fr
2 | Santi P, Foucart S, « L’alimentation bio réduit significativement les risques de cancer », Le Monde, 22 octobre 2018. Sur lemonde.fr
3 | « Les médias dans l’ère “de la politique post-vérité” »,
Le Monde, 12 juillet 2016. Sur lemonde.fr
4 | Sastre P, « Pourquoi s’offusquer de la post-vérité ? Cest le mode par défaut de notre cerveau », Slate.fr, 4 janvier 2017. Sur slate.fr
5 | Elias N, La Dynamique de l’Occident, Pocket (collection Agora), 2003.

« Confortable prétexte » ?



L’article du Monde se termine par ce paragraphe :
 « À regarder rétrospectivement les grands scandales sanitaires ou environnementaux, on observe que, presque toujours, signaux d’alerte et éléments de preuve étaient disponibles de longue date, mais qu’ils sont demeurés ignorés sous le confortable prétexte de l’exigence de rigueur, toujours libellée sous ce slogan : “Il faut faire plus de recherches”. La probabilité est forte que ce soit ici, à nouveau, le cas. »

Mais le journaliste du Monde ne donne aucun exemple pour illustrer son propos. Pense-t-il aux affaires de l’amiante, du sang contaminé, du médiator ou de la dépakine, pour ne prendre que les exemples qui pourraient venir à l’esprit ? Le lecteur du Monde ne le saura pas. Examinons-les néanmoins. Auraient-elles été évitées si des « signaux faibles » avaient été mieux pris en compte et si l’on avait fait preuve d’une attitude « moins rigoriste » ? L’histoire tend plutôt à prouver l’inverse.

Pour l’amiante, il s’agit, en France, d’abord d’un problème de décision politique. La connaissance était là, les signaux n’étaient pas « faibles ». Ainsi, comme le rappelle l’INRS [1],  « les premiers soupçons sur la dangerosité de l’amiante ont été émis au tout début du XXe siècle [et c’est] en 1931 qu’apparaît, au Royaume-Uni, la première réglementation pour la protection des travailleurs contre l’exposition à l’amiante. » En France, en 1945, l’asbestose, une maladie due à l’accumulation des fibres d’amiante dans les alvéoles des poumons, est inscrite au tableau des maladies professionnelles. L’interdiction sera décidée en 1997 à la suite d’une expertise collective de l’Inserm réalisée l’année précédente. Pour le sang contaminé par le virus du sida, la controverse tourne autour des raisons des retards (en 1984 et 1985) dans la prise de décision relative à la généralisation de l’usage de produits chauffés puis de tests de dépistage sur fond de rivalités économiques, mais aussi de la qualité des tests de dépistage disponibles [2]. Ce ne sont nullement des  « signaux faibles ignorés par rigorisme scientifique » qui sont en cause, mais bien une controverse sur la façon dont les risques ont été gérés.

Dans l’affaire du médiator, comme dans celle de la dépakine (valproate de sodium), le processus de pharmacovigilance a été défaillant [3]. La pharmacovigilance s’intéresse aux effets indésirables des médicaments déjà commercialisés et doit permettre de détecter des effets rares ou des effets sur des populations exclues lors des tests avant mise sur le marché (femmes enceintes par exemple). Elle s’intéresse donc bien, au point de départ, à des « signaux faibles ». Mais sa mission consiste précisément à objectiver rigoureusement ces signaux. Et dans les cas du médiator et de la dépakine, le problème n’a pas été trop de « rigorisme », mais pas assez de rigueur. Ainsi, pour la dépakine, le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) constate  « un manque de réactivité des autorités sanitaires et du principal titulaire de l’autorisation de mise sur le marché » qui n’a pas assez pris en compte les  « données de la pharmacovigilance et des publications scientifiques » [4]. Ajoutons que, pour le médiator, la conviction a été définitivement emportée suite à une étude rigoureuse d’observation (enquête cas-témoin menée par la pneumologue Irène Frachon) et à un essai randomisé, le risque ayant ensuite été confirmé par une grande enquête de cohorte. Si la pharmacologie doit être repensée, c’est bien dans le sens d’une plus grande rigueur.

La conséquence, non évoquée par le journaliste du Monde, est que l’abaissement de la rigueur scientifique (qualifiée de « rigorisme ») conduira à déclencher des « mesures de protection » devant tout « signal faible » (surtout s’il est médiatisé), avec le risque de développer de nombreuses peurs infondées aux conséquences parfois désastreuses (souvenons-nous de la décision d’un ministre de la Santé, en 1998, de suspendre la vaccination contre l’hépatite B dans les établissements scolaires au nom d’un « signal faible » jamais confirmé ; décision qui contribua grandement à la défiance envers la vaccination). Et, tout aussi grave, les vraies alertes, rigoureusement établies, se retrouveront noyées dans le flot et banalisées, avec le risque de ne pas être prises en compte sérieusement.
J.-P. K.

Références

1 | « Historique de la problématique “amiante” », page du site de l’INRS(Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles). Sur inrs.fr
2 | Froguel P, Smadja C, « Sur fond de rivalité franco-américaine. Les dessous de l’affaire du sang contaminé »,
Le Monde diplomatique, février 1999. Sur monde-diplomatique.fr
3 | Hill C, « Dépakine et Mediator : repensons la pharmacovigilance », SPS n° 318, octobre 2016. Sur afis.org
4 | « Enquête relative aux spécialités pharmaceutiques contenant du valproate de sodium », rapport de l’Igas, février 2016. Sur igas.gouv.fr.

Publié dans le n° 327 de la revue


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L' auteur

Antoine Pitrou

Ingénieur en informatique et membre du Comité de Rédaction de Science & Pseudo-Sciences.

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