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Climat, science, expertise et décision

Publié en ligne le 2 janvier 2014 - Climat -
Ce texte a été adopté par le Conseil d’Administration de l’AFIS (décembre 2013).

La science s’intéresse à la vérité. Les théories scientifiques sont sommées de fournir la preuve de leur conformité avec le réel. Ce ne sont donc ni la démocratie, ni la majorité, qui permettent de trancher définitivement, mais bien la méthode scientifique fondée notamment sur la reproduction d’expériences et l’observation a posteriori de faits prédits – ou non – par la théorie.

Cependant, de nos jours, la résolution de nombreuses questions à l’interface science-techniques-société et la prise de décisions sur des sujets très variés incluent, de façon fondamentale, des considérations techniques ou scientifiques pour lesquelles il est impensable d’attendre que la connaissance soit définitivement établie. Le temps de la science, qui peut être long, n’est pas celui de la décision.

Le changement climatique est, à l’évidence, l’une d’entre elles. Plus généralement, toutes les décisions relatives à notre environnement et à notre santé doivent s’appuyer sur un certain état de la connaissance, souvent imparfait, sans qu’il soit toujours possible d’attendre de disposer d’une certitude raisonnable.

Le rôle de l’expertise

Et là réside précisément le rôle de l’expertise scientifique. Pour être pertinente, celle-ci doit être exercée par des experts compétents. Elle doit relever d’un service public qui lui assure la meilleure indépendance idéologique et la plus grande transparence en termes de conflits d’intérêts. Et elle doit être clairement séparée de la prise de décision, laissant ainsi à cette dernière tout son rôle. En effet, la conduite des affaires publiques relève du champ politique et doit prendre en compte de nombreuses autres dimensions : économiques, sociales, politiques, etc. Contrairement à la science et à l’expertise scientifique, la politique est affaire de choix, de valeurs, et d’intérêts. Il est évidemment souhaitable, de notre point de vue, que la décision politique repose sur la science et l’expertise, plutôt que de les contredire ou les ignorer, mais elle ne saurait se confondre avec elles.

L’expertise scientifique ne dit pas ce qu’il faut faire, elle indique simplement ce qui est, ce qui n’est pas, ce qui pourrait être dans le futur, et tout cela avec les incertitudes propres à l’état de sa connaissance au moment où elle s’exerce. C’est justement le rôle des agences sanitaires ou environnementales que de dire l’état du consensus à un instant donné, pour éclairer les choix politiques à effectuer.

Dès lors, à la différence du processus de validation des théories scientifiques proprement dites, l’expertise scientifique mobilise les notions de consensus, de majorité, de connaissances généralement acceptées par la communauté. Comment pourrait-il en être autrement ?

Ce consensus, cet état de la connaissance, n’empêche pas que la science progresse, s’affine, remette parfois partiellement en cause ce qui semblait acquis. Mais ce processus se mène par la communauté scientifique avec la méthode qui est la sienne : publications scientifiques, reproductions des expériences, confirmations, réfutations, analyses des données, validations par les pairs... C’est la méthode qui s’avère la plus fiable, malgré tous les biais que l’on peut constater quant à la manière dont elle est mise en œuvre dans des sociétés humaines – qui ne sont pas faites que de raison, mais aussi d’imaginaires, de passions et d’intérêts.

La décision politique

La décision politique se doit de relever de la démocratie.

L’état de la connaissance éclaire le sujet, mais n’indique pas ce qu’il convient de faire. Mélanger les ordres, soit en suggérant que le choix d’une décision particulière parmi les choix possibles découle d’un impératif scientifique, soit, à l’inverse, en insérant des considérations politiques, économiques ou sociales dans l’élaboration d’une expertise scientifique, ne peut conduire qu’à un discrédit général. Discrédit de l’expertise scientifique qui se trouve instrumentalisée, et discrédit de la représentation politique qui refuse d’assumer ses responsabilités.

Et le climat dans tout ça ?

L’état de la connaissance

La question du changement climatique illustre parfaitement la nécessité de l’approche préconisée plus haut, mais aussi, les dangers à ne pas la suivre.

Le groupe I du GIEC vient de rendre son cinquième rapport : sa mission porte sur l’évaluation des aspects scientifiques du système climatique et de l’évolution du climat. Ce rapport 1 confirme l’observation d’un réchauffement climatique : « chacune des trois dernières décennies a été successivement plus chaude à la surface de la Terre que toutes les décennies précédentes depuis 1850 » (page 2-38). Il constate l’augmentation de la concentration en gaz à effet de serre : « en 2011, les concentrations atmosphériques du dioxyde de carbone sont supérieures de 40% à celles d’avant 1750, celles d’oxyde nitreux de 20% et celles de méthane de 150% » (page 2-13). Il met en évidence le rôle des activités humaines : « les principaux contributeurs de l’augmentation de la concentration en CO2 sont l’utilisation de combustibles fossiles et les changements d’utilisation des sols » (page 2-10), « il est extrêmement probable [une probabilité de 95% à 100%] que les activités humaines sont responsables de plus de la moitié de l’augmentation observée de la température moyenne à la surface du globe entre 1951 et 2010 » (page TS-25).

Ce constat peut être contesté sur le terrain de la science, mais il représente l’état de la connaissance telle que la communauté internationale d’experts du climat l’exprime.

Quelques scientifiques contestent tout ou partie de ces conclusions. C’est leur droit : la science n’est pas dogmatique. Ces confrontations se mènent et doivent continuer à se mener au sein des institutions scientifiques selon les canons de la méthode scientifique.

Le Groupe II du GIEC s’occupe lui des questions concernant « la vulnérabilité des systèmes socioéconomiques et naturels aux changements climatiques, les conséquences négatives et positives de ces changements et les possibilités de s’y adapter ». Il devrait faire connaître la mise à jour de ses conclusions au printemps 2014.

Quelles décisions ?

En ce qui concerne la décision politique, c’est bien sur cet état provisoire de la connaissance qu’il faut s’appuyer. Quelle autre expertise aurait plus de valeur ? Celles d’experts indépendants, autoproclamés ? Lesquels ? Des scientifiques à titre personnel ? Ajoutons qu’aucune académie nationale des sciences, aucune société savante en climatologie scientifique ne conteste les conclusions des rapports du groupe I du GIEC.

Mais le nœud de la controverse se situe là : ce qu’il convient de faire ne peut être déterminé par l’état de la connaissance. Ainsi, par exemple, ceux qui affirment la nécessité d’en finir avec le progrès ou l’urgence d’adopter une économie de la décroissance, et qui prétendent que leurs choix ne sont que la simple traduction politique de l’expertise scientifique, commettent une imposture. La connaissance climatologique ne dicte pas une économie de la décroissance (ou de la croissance), n’implique pas ipso facto du nucléaire (ou l’absence de nucléaire), des éoliennes (ou pas d’éolienne), etc. Décider comment et dans quelles proportions il faut combiner la lutte contre les émissions de CO2 aux moyens de s’adapter aux évolutions climatiques, ou bien juger préférable d’attendre avant de choisir, relève d’une décision éminemment politique, éclairée par l’état des connaissances, mais sans en découler automatiquement, car la science ne dicte rien.

Le GIEC, un mélange des genres

De ce point de vue, le GIEC présente un mélange des genres qui ne peut que nuire à son crédit. En mélangeant au sein de la même institution des comités chargés de dire l’état de la connaissance sur le climat (Groupe I par exemple) et un groupe (Groupe III) qui « évalue les solutions envisageables pour limiter les émissions de gaz à effet de serre ou atténuer de toute autre manière les changements climatiques », il apparaît comme étant porteur à la fois du diagnostic scientifique et des solutions à mettre en œuvre. Comme le rappelle à juste titre le climatologue et expert du GIEC Hervé le Treut 2  : « Je crois que face à ce problème il est très important que la communauté scientifique joue son rôle de référent et de référence. Elle est en devoir de dire les choses, d’alerter, mais certainement pas de préconiser des décisions. Cela relève de débats démocratiques, et je pense qu’il faut faire attention à maintenir une séparation entre le diagnostic et la prise de décision citoyenne, militante ou politique, qui doit prendre en compte d’autres facteurs. ». Le fait que le GIEC ait en 2007 accepté un « prix Nobel de la paix » aux côtés d’un homme politique auteur d’un film caricatural et unilatéralement catastrophiste à propos du changement climatique n’a fait qu’illustrer la confusion propre à l’institution.

Les controverses sanitaires et environnementales

La comparaison avec d’autres controverses très médiatisées est instructive à plus d’un titre.

Dans le cas des OGM, une structure d’expertise hybride a été mise en place en France, à l’image des différents Groupes du GIEC. Ainsi, le HCB (Haut Comité aux Biotechnologies) abrite, au côté d’un « Comité scientifique », un « Comité économique, éthique et social » (CEES) comprenant des militants associatifs et des représentants de syndicats et d’organisations professionnelles. Le résultat en est une paralysie totale de l’expertise, favorisant une déresponsabilisation des pouvoirs publics. Ces derniers ont ainsi pu faire porter au HCB des décisions de moratoire qui n’ont aucune base scientifique, ignorant l’avis même des scientifiques noyés dans cette institution hybride 3.

La tendance semble également se dessiner à l’ANSES, Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, où l’on peut voir siéger au sein du conseil d’administration des représentants ès-qualités de diverses associations telles que France Nature Environnement, Robin des Toits.

Pour en revenir au GIEC, combien de fois a-t-on lu ou entendu des propos justifiant tel ou tel positionnement politique, tel ou tel choix économique ou telle ou telle vision de la société, au nom des « conclusions du GIEC » ? Ceci contribue à la « crise de confiance » qui se développe autour de l’institution. Comme le note le climatologue, Hervé Le Treut 4 : « les constats du GIEC sont utiles à la prise de décisions politiques mais ne sont pas des prescriptions politiques, même si cela arrange quelques-uns d’entretenir la confusion. Au moment de Copenhague, la limite a d’ailleurs été franchie plusieurs fois… »

Il faut évidemment être cohérent dans la manière daborder les choses et ne pas changer de démarche en fonction du sujet. Si lon choisit de fonder les prises de décisions sur l’état de la connaissance scientifique tel qu’établie à un instant donné par la communauté des experts concernés par le sujet, alors il faut s’appuyer sur les conclusions du groupe I du GIEC. Mais il faut aussi, au moment de prendre une décision, constater avec toutes les agences dexpertise scientifique du monde, qu’il n’y a pas de problème sanitaire connu ou suspecté à propos des OGM commercialisés ni à propos des ondes électromagnétiques de la téléphonie mobile.

Il est intéressant de noter que bien souvent, dans le débat politique, certains traitent les « dissidents » dans un domaine de « négationnistes au service dintérêts occultes »... tout en présentant les dissidents des autres domaines comme de courageux « lanceurs d’alertes engagés dans une juste bataille contre dautres intérêts occultes » ! Leur critère est en général idéologique, avec souvent comme point commun une condamnation des actions de l’Homme présentées comme nuisibles car s’opposant à la Nature.

D’une façon générale, cette « confusion des ordres », dans les diverses controverses, trouve régulièrement des partisans au sein des pouvoirs publics, qui préfèrent voir les décisions noyées dans une expertise instrumentalisée, plutôt que d’assurer la plus grande indépendance de l’expertise scientifique, en assumant ensuite la responsabilité des choix politiques proposés à leurs concitoyens.

Quel débat ?

Oui, il est possible de discuter de tout. De la réalité du réchauffement climatique, du caractère déterminant des émissions de CO2, du rôle des activités humaines, du progrès et de la décroissance, du choix du nucléaire, ou des énergies solaires et éoliennes dans le contexte du réchauffement climatique, du rôle que pourrait jouer le gaz de schiste en substitution au charbon, de l’utilisation ou non d’OGM agricoles pour mieux s’adapter aux nouvelles conditions. Il est même souhaitable et nécessaire que ces discussions aient lieu.

Mais ne mélangeons ni les lieux, ni les expertises :

 L’état de la connaissance est affaire d’expertise scientifique. C’est une hypocrisie de prétendre que les citoyens pourraient ou devraient y être associés, voire y participer et y contribuer (mais, bien entendu, ils doivent être correctement informés pour pouvoir se forger, s’ils le souhaitent, leur propre avis). Le rôle des pouvoirs publics est de protéger cette expertise des pressions intéressées, et le rôle de l’institution scientifique est de distinguer expertise et débat scientifique à plus long terme, pour permettre à la fois la définition d’un certain consensus au moment où le politique en a besoin et la libre recherche pour repousser les limites de la connaissance.

 L’élaboration et la prise de décisions est affaire de responsabilité politique. La responsabilité des pouvoirs publics est de s’approprier ces questions et d’assumer la part de « choix » dans la prise de décision, sans l’habiller, par le truchement de comités hybrides adossés à l’expertise scientifique, du prestige de la science pour faire endosser à cette dernière un choix qui n’est pas de son ressort.


Thème : Climat

Mots-clés : Expertise