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Qui a voulu effacer Alice Recoque ?

Publié en ligne le 26 novembre 2024
Qui a voulu effacer Alice Recoque ?
Sur les traces d’une pionnière oubliée de l’IA
Marion Carré
Fayard, 2024, 244 pages, 20 €

« C’est la Marie Curie de l’informatique »,
« Nous avons tous un peu d’elle dans nos smartphones »,
« Elle a changé l’informatique »,
« Une figure incontournable des sciences au niveau mondial. »

Voici quelques propos que l’on peut lire sur les réseaux sociaux ou entendre de la part de personnalités, ou de hauts responsables scientifiques et gouvernementaux, sur France Culture ou BFM TV, ou lire sur Les Échos. Ces voix euphoriques se revendiquent de la lecture du livre Qui a voulu effacer Alice Recoque ? Mais cette lecture peut aussi engendrer un malaise.

Le malaise naît dès le sous-titre Une pionnière oubliée de l’IA car Alice Recoque n’était pas pionnière de l’IA, et n’était pas oubliée (chevalier puis officier de l’ordre national du Mérite, membre d’honneur de la Société informatique de France). Il s’installe dès les premières lignes de la préface écrite par l’historienne Michelle Perrot, qui affirme que c’est grâce à Alice Recoque que nos téléphones portables glissent dans nos poches tant de milliards d’éléments d’information. De fait, si Alice Recoque a, lors de son premier emploi dans les années 1950, travaillé sur les mémoires magnétiques à tores, elle n’a jamais par la suite contribué à l’évolution des mémoires à semi-conducteurs au milieu des années 1960, ni, plus généralement, aux technologies qui ont permis la miniaturisation des ordinateurs. Le malaise devient permanent quand, au fil des pages, se révèle un genre littéraire que l’on pourrait appeler « roman de désinvisibilisation » 1.

Le livre se revendique d’une bonne cause : accroître la place des femmes dans les sciences et techniques, et s’arme d’une conviction : les femmes ont toujours été écartées de ces métiers, et, si d’aventure elles y réussissaient, on s’est empressé de minimiser ou d’oublier leur œuvre. Puisque des « effaceurs » sont passés par là, il faut réécrire l’histoire. Tous les coups sont permis contre l’esprit critique et scientifique, au profit de l’émotion. De fait, le livre est rempli d’écarts avec la vérité. Alice Recoque n’a pas « travaillé sans relâche pour faire progresser la mémoire des ordinateurs », elle n’a pas dirigé d’équipes d’intelligence artificielle ni contribué personnellement à ce domaine scientifique, ses propos cités sur l’avenir de l’informatique ne se distinguent pas de ceux tenus par la presse de l’époque. Elle n’a pas été responsable du programme de recherche de CII-Honeywell Bull. Pourquoi ne pas s’en tenir à l’essentiel, qui est d’avoir été l’une des premières femmes à ingénieur et chef du projet Mitra 15 dans les débuts de l’informatique ?

L’objectif proclamé est de créer un « role model », pour attirer les jeunes filles. On peut craindre l’effet inverse : si l’une d’entre elles s’aventure à lire le livre en détail, elle risque d’être bien déçue en s’apercevant qu’à peine dix pour cent des pages sont consacrés aux activités professionnelles et scientifiques de l’héroïne, bien peu pour motiver de futures vocations.

On peut avoir deux attitudes face à ce livre : soit l’ignorer, soit le lire avec attention pour comprendre les ressorts de sa capacité à être repris, de TikTok aux cabinets ministériels, et à conduire aux étonnantes affirmations citées au début de cette note de lecture. Capacité remarquable : il a été décidé en juin 2024 par l’organisme européen European High Performance Computing Joint Undertaking (EuroHPC JU) que le futur supercalculateur européen prévu en France pour 2025 sera baptisé « Alice Recoque », dans la lignée des machines Joliot-Curie et Jean Zay.

En fin de compte, cet ouvrage prend le parti d’enjoliver fortement la réalité pour servir sa cause, au risque de lui nuire. Pour juger du livre, il faut aussi prendre en compte son influence dans les médias, et analyser avec esprit critique les conséquences potentielles de désinformation dans le grand public.

1 Nous avons analysé en détail les procédés rhétoriques – en particulier un usage original d’amalgames et de discriminations –- utilisés dans l’article https://decolonialisme.fr/faut-il-pantheoniser-alice-recoque-petit-manuel-de-desinvisibilisation/


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Auteur de la note

Jean Rohmer

Diplômé de l’ENSIMAG en 1970, Jean Rohmer a été (…)

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