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Musicophilia

Publié en ligne le 7 août 2009
Musicophilia
La musique, le cerveau, et nous

Oliver Sacks
Seuil, 2009, 472 pages, 25 €

Nous autres, êtres humains, sommes une espèce musicale non moins que linguistique.

La question de l’analyse des émotions musicales est peut-être le centre du livre d’Oliver Sacks. Naturellement, l’abord choisi par ce médecin neurologue, célèbre auteur, entre autres, de L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, n’est pas le même que le choix plus scientifique et la démarche « mathématique » d’Éric Decreux. Ce qu’Oliver Sacks tente de faire est de nous décrire les différentes pathologies « musicales » qu’il a pu rencontrer dans sa carrière, et nous permet ainsi d’en déduire le plus d’informations possible sur le rôle de la musique dans nos vies « normales ».

Tout au long de l’ouvrage se trouvent ainsi décrits des cas plus étonnants les uns que les autres. En effet, le rôle de la musique dans la vie de certains patients a pu se trouver radicalement transformé, dans un sens comme dans l’autre : des mélomanes fervents, ou même un critique musical, se retrouvant après un accident sans pouvoir supporter la moindre note, comme des gens pour qui la musique est devenue du jour au lendemain soit un soulagement, comme certains épileptiques, paraît-il, soit tout simplement l’apparition de goûts musicaux totalement nouveaux, parfois très intenses.

Citons encore d’autres types de curiosités décrites par Sacks, comme ce qu’il appelle un « ver auditif » : nous avons tous eu un jour ou l’autre un air qui nous « trotte dans la tête » ; eh bien cela peut devenir une véritable obsession, se transformant en hallucinations auditives telles, que l’on est semble-t-il persuadé que la radio est allumée, ou que le voisin exagère à passer sa musique si fort ! Ou encore ce chapitre sur la surdité, où l’on apprend d’une part que la surdité n’est aucunement synonyme de silence, et d’autre part que certains cas de pertes auditives sont très sélectifs : on peut ainsi, visiblement, perdre le sens du rythme (seul), ou des hauteurs des sons (comme Fauré à la fin de sa vie), ou, sans perdre la faculté d’entendre les notes, perdre celle de les relier entre elles et de reconnaître des mélodies, ou l’inverse, perdre le sens de l’harmonie : on entend plus justement que la mélodie ; terminons par l’aptitude à la « spatialisation » : en effet, il semblerait que perdre ce sens, par exemple suite à la surdité d’une seule oreille, entraîne également la perte de l’émotion ressentie ! Certains patients décrivent ce phénomène en comparant ce qu’ils éprouvent avec quelqu’un qui disposerait du menu au restaurant, mais n’aurait jamais le plaisir du plat lui-même...

Bref, ce gros livre est très (trop ?) riche en exemples et anecdotes diverses et variées, qui sont autant de témoignages... Et c’est là qu’un sérieux problème se pose au lecteur un peu sceptique. Vous aurez peut-être remarqué que cette petite note de lecture est émaillée de nombreux « semble-t-il », « visiblement », etc. C’est que divers indices gênants freinent l’adhésion du lecteur : d’abord la construction du livre en témoignages et études de cas, par définition non reproductibles, et qui offrent peu de garanties en terme de rigueur scientifique (même si reconnaissons-le, ces descriptions paraissent faites le plus scientifiquement possible, par un neurologue réputé qui cite toujours les cas ou les études dont il parle). Mais surtout, Sacks décrit d’une part des NDE 1 (Near Death Experiments) et d’autre part évoque Mesmer (le « célèbre » magnétiseur) 2 en des termes absolument stupéfiants, corroborant ainsi des expériences depuis longtemps dénoncées comme charlatanesques.

Que penser ensuite de l’information la plus « spectaculaire » livrée par Sacks dans son livre : les IRM permettraient de reconnaître à coup sûr le cerveau d’un musicien, contrairement à toute autre profession (ni peintre, ni écrivain, ni même mathématicien) ? Mais à ceux qui espéreraient se « découvrir » à l’IRM un nouveau talent, Sacks explique que nous n’aurions pas au départ un cerveau de musicien, mais que la pratique musicale développerait (et donc de façon visible) certaines zones du cerveau, avec des « renforcements fortement corrélés à l’ancienneté de la pratique musicale ». Pas le choix, donc : à vos instruments !

Quant à la question de l’émotion musicale, il y a un élément de réponse qui paraît très convaincant : le fait que la musique ait sur nous (entre autres) un effet particulièrement « unificateur » : « le rythme et les mouvements (souvent associés à des émotions) qu’il entraîne, sa double capacité de « mouvoir » et d’« émouvoir » pourraient bien avoir rempli une fonction culturelle et économique essentielle au cours de l’évolution humaine en rapprochant assez les individus pour que le sens de la collectivité et de la communauté soit acquis. »

Tout le monde a certainement ressenti cette intensification considérable des émotions lorsqu’elles sont partagées (comme la joie des supporters lors d’une grande victoire sportive, par exemple, ou encore les « rires » que les séries rajoutent pour nous faire croire à un public... ou tout simplement la hâte que l’on éprouve à faire connaître ou partager nos émotions, notamment artistiques, avec nos proches) ; cette fonction d’union des individus par la musique serait ainsi un moyen, et diablement efficace, de faire battre tous les cœurs à l’unisson.

P.S : À ceux que le sujet intéresse, voici une autre piste séduisante pour tenter d’expliquer le pouvoir de la musique : l’aptitude à détecter les sons et à les traduire en signaux clairs indiquant par exemple un danger aurait permis la survie de nos ancêtres ayant une « bonne oreille », et de fil en aiguille, le danger s’amenuisant, l’oreille aurait pu ensuite être « réorientée » vers une activité moins liée à la peur, mais restant très intense émotionnellement : « On est donc parfaitement en droit de penser que la magie du son, et peut-être l’émotion délicieuse de la musique, est l’héritage de cette émotion-peur de nos lointains ancêtres entendant un bruit signalant peut-être un prédateur à l’affût ! » 3

Cette hypothèse se voit d’ailleurs confortée par une expérience rapportée dans Pour la Science 4 qui nous apprend que le temps de réaction des sujets chargés de décrire l’émotion de divers extraits musicaux est extrêmement faible, de l’ordre de 250 millisecondes ! Quoi qu’il en soit, la musique est bien aujourd’hui une composante de notre monde d’une telle importance qu’envisager sa disparition revient presque à imaginer un monde éteint...

1 Vous trouverez dans SPS n° 284 des renseignements sur ces « expériences » pour le moins sujettes à caution.

2 On lui doit beaucoup, puisque ce serait pour tester ses « pouvoirs » que les tests à l’aveugle auraient été mis en pratique pour la première fois, faisant ainsi avancer la compréhension de l’effet placebo. Premiers tests qui ont conclu bien sûr à l’absence totale du moindre « pouvoir » magnétique...

3 In : « La manipulation des esprits... et comment s’en protéger », ouvrage collectif, sous la direction d’A. Dorozinski, éd. Guy Le Prat, 1984.

4 Hors-série n° 373 de novembre 2008 : Sons et musique, de l’art à la science.

Publié dans le n° 286 de la revue


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Auteur de la note

Martin Brunschwig

Martin Brunschwig est membre du comité de rédaction de (...)

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