Mille-feuilles argumentatifs : de puissants vecteurs de crédulité
Publié en ligne le 5 décembre 2021 - Conspirationnisme -Les théories du complot ont particulièrement profité du phénomène de dérégulation du marché de l’information que représente Internet. En effet, si elles n’ont pas attendu l’apparition du Web pour exister, elles étaient auparavant souvent confinées dans des espaces de radicalité. Cette dérégulation leur a permis d’essaimer dans l’espace public, d’autant que leurs défenseurs sont souvent plus motivés à faire valoir leur point de vue.
Par ailleurs, le marché de l’information tel qu’il s’est constitué est caractérisé par la possibilité pour tous de verser une information dans l’espace public. Cette situation a beaucoup accru la pression concurrentielle sur ce marché. Mécaniquement, cette pression a augmenté la vitesse de diffusion des informations non sélectionnées, et ceci est favorable à la vitalité des croyances. La crédulité contemporaine a su, par ailleurs, maximiser les possibilités offertes par les nouvelles technologies de l’information pour augmenter leur audience en permettant notamment d’agréger les différents arguments venant en renfort des théories les plus loufoques. Ces « théories », et l’on verra que ce terme mérite d’être mis entre guillemets, sont soutenues par nombre d’éléments argumentatifs. Le plus souvent, ces arguments sont très fragiles mais leur accumulation donne au tout une impression de solidité. Ce sont ces pseudo-démonstrations par adjonction d’arguments que je propose d’explorer dans cette contribution.
Le recours aux produits « fortéens »
La pensée conspirationniste peut convoquer des arguments parfaitement incohérents entre eux et ne vise pas toujours, au moment où elle se développe, une thèse rendant compte des anomalies qu’elle croit pouvoir déceler dans la version officielle des événements. Ce qui paraît motiver son obsession, c’est de trouver des indices, des incohérences dans les faits et de les accumuler par un travail souvent collectif, mais non coordonné, afin d’aboutir à un appareil argumentatif d’un genre nouveau que je propose de nommer les produits fortéens. En effet, les théories conspirationnistes procèdent le plus souvent par une accumulation parfois un peu aveugle de doutes, ainsi que proposait de le faire Charles Hoy Fort (1874-1932).
Il s’agit d’un personnage peu connu du grand public mais qui a eu une certaine influence intellectuelle. Pour se faire une première idée de sa personnalité, il faut savoir qu’il prend la résolution, en 1910, de s’approprier et de dépasser l’ensemble des connaissances de son temps. Il se donne huit ans pour exceller dans toutes les sciences. Un projet faramineux. Il est vrai que Charles Fort était un personnage hors du commun. Il est né à Albany en 1874 et mort à New York en 1932 après avoir commis quatre ouvrages parmi les livres les plus étranges qu’il se puisse trouver. Il a passé sa vie à examiner toutes sortes de faits plus ou moins bizarres (pluies de grenouilles, chutes de météorites, cataclysmes jugés inexplicables, disparitions…) qu’il nommait le « sanatorium des coïncidences exagérées ». Charles Fort ne se voulait pas seulement collectionneur d’étrangetés, il voulait penser un monde qui, d’après lui, échappait à la connaissance de son temps. Il pouvait défendre d’indéfendables thèses, comme celle affirmant que la Terre est plate, mais n’était pourtant ni fou ni idiot. Au contraire, la plupart de ses contemporains lui reconnaissaient une forme d’intelligence atypique. Ce qu’il aimait pardessus tout, c’était défendre des thèses improbables en les soutenant par un grand nombre d’arguments hétéroclites. Sa première œuvre publiée, la plus célèbre, est Le livre des damnés (1919) qui fit grand bruit lors de sa sortie en raison de l’incongruité des thèses défendues, et dont l’auteur et journaliste John T. Winterich (1891-1970) a dit qu’il s’agissait « d’un Rameau d’or pour les cinglés ». Ce qui doit retenir notre attention ici, c’est la méthode que préconisait Fort pour emporter la conviction. Il définit cette méthode de façon extrêmement métaphorique dans le préambule de son livre (traduction française de 1955, pp. 23-24) : « Des bataillons de maudits, menés par les données blafardes que j’aurai exhumées, se mettront en marche. Les uns livides et les autres de flamme, et quelques-uns pourris. Certains sont des cadavres, momies ou squelettes grinçants et trébuchants, animés par tous ceux qui furent damnés vivants. Des géants déambuleront dans leur sommeil, des chiffons et des théorèmes marcheront comme Euclide en côtoyant l’esprit de l’anarchie [...] l’esprit de l’ensemble sera processionnel. Le pouvoir qui a décrété de toutes ces choses qu’elles seraient damnées, c’est la Science Dogmatique. Néanmoins elles marcheront [...] le défilé aura l’impressionnante solidité des choses qui passent, et passent, et ne cessent pas de passer. »
En d’autres termes, le but de Fort était de constituer des « mille-feuilles » argumentatifs. Chacun des étages qui constituaient sa démonstration pouvait être très fragile – il en fait la confession dans le passage cité –, mais le bâtiment serait si haut qu’il en resterait une impression de vérité. Une conclusion du type : « Tout ne peut pas être faux ».
De nombreux ouvrages au vingtième siècle, parmi lesquels certains ont rencontré un immense succès public, peuvent être qualifiés de « fortéens » en ce qu’ils mobilisent des arguments puisant tout à la fois dans l’archéologie, la physique quantique, la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, etc. 1 La référence à ces disciplines est plus que désinvolte dans la plupart des cas, mais elle permet de constituer un argumentaire qui paraît vraisemblable au profane, impressionné par une telle culture universelle. Il est difficile de contester terme à terme chacun de ces arguments car ils mobilisent des compétences qu’aucun individu ne possède à lui seul. De sorte que, sans entraîner nécessairement l’adhésion, il reste toujours une impression de trouble lorsqu’on est confronté, sans préparation, à ce type de croyances.
C’est exactement sur un effet de ce genre que comptent les conspirationnistes et c’est en tout cas celui qu’ils produisent sur les esprits non préparés lorsqu’ils les ensevelissent sous un ensemble d’arguments disparates et obscurément cumulatifs. C’est un point que j’ai développé [1] à propos de théories aussi différentes que celle contestant la version officielle des attentats du 11 septembre 2001 (pour laquelle il existe plus de cent arguments [2], certains relevant de la physique des matériaux, d’autres de la variation des cours de bourse avant la date de l’attaque, etc.), que cette autre qui prétend que le chanteur Michael Jackson n’est pas mort. Ce constat est particulièrement évident lorsqu’on observe les phénomènes de crédulité qui ont accompagné le massacre de l’équipe de Charlie Hebdo en 2015.
Charlie Hebdo et le mille-feuille argumentatif
Beaucoup de commentateurs l’ont remarqué, déconcertés, les théories du complot se sont très rapidement emparées du terrible événement. D’ailleurs, la presse conventionnelle a souvent traité de ce sujet dans ses pages. La méthode que certains conspirationnistes ont utilisée pour construire ce nouveau mythe du complot est particulièrement emblématique de celle qu’utilisait Charles Fort. Ainsi, le site Les moutons enragés, notoirement complotiste, avance un mode de justification que n’aurait pas renié l’auteur du Livre des damnés : « Seulement, il est intéressant de comprendre POURQUOI les méchants “pas Charlie” qu’il faut repérer et traiter ne croient pas en la version officielle. La raison est pourtant simple, il y a des points troubles… Il peut y avoir deux ou trois coïncidences, cela arrive, mais quand elles sont trop nombreuses, alors les questions sont justifiées » [3].
De la même façon, le site Alterinfo, non moins complotiste, illustre très bien la logique bancale des produits fortéens par le titre même d’un des nombreux articles qu’il a consacrés à l’attentat de Charlie Hebdo, publié le 4 juin 2015 (en majuscules sur le site) : « Que cherche-t-on à cacher dans l’attentat de Charlie Hebdo ? Je ne suis pas du tout complotiste. Mais cela commence à faire beaucoup… ». « Cela commence à faire beaucoup » : il s’agit ici bien entendu d’une évocation de l’accumulation de ce que les conspirationnistes considèrent comme des anomalies dans les événements. Nous allons voir que ces coïncidences exagérées (comme aurait écrit Fort) relèvent de registres extrêmement différents.
Souvent – et c’est pour cette raison que je proposais dans l’introduction de cette contribution d’encadrer le mot théorie par des guillemets – il n’y a pas de théorie formalisée. Beaucoup de ceux qui se réclament de la théorie du complot sur tel ou tel sujet seraient mal à l’aise si on leur demandait de clarifier en détails la version alternative à laquelle ils prétendent adhérer. Ils exprimeraient ce que deux chercheurs en psychologie nomment l’« illusion de profondeur explicative » [4]. Celle-ci traduit, d’après ces auteurs, une confiance exagérée dans la compréhension de mécanismes causals que nous croyons maîtriser. Dès lors que l’on nous demande de clarifier notre cadre explicatif, cette confiance est largement altérée car nous voyons alors ce que nous ne pouvions pas voir avant : l’illusion de profondeur explicative. C’est souvent parce qu’ils ne se posent pas réellement la question de leur cadre explicatif que les conspirationnistes ne perçoivent pas l’inanité des théories dont ils se font les promoteurs. Et c’est sans doute, là aussi, à la fois la cause et la conséquence du type de pseudo-démonstrations pour lesquelles ils optent, par adjonction d’arguments.
Pour l’exemple des théories du complot concernant Charlie Hebdo, les arguments conspirationnistes se sont accumulés dès le premier jour. Le 7 janvier 2015, des textes écrits sur des sites se présentant comme des médias d’information développaient des théories suspectant la « thèse officielle » (celle qui attribuait à ce moment-là ces attentats à l’idéologie islamiste) d’être fausse. L’argument cui prodest ? (à qui profite le crime ?) constitue l’introduction de presque toutes les théories conspirationnistes. Tout cela s’agrège de telle façon que j’ai pu dénombrer vingt-sept arguments différents en faveur de la théorie du complot le jour même des attentats.
Il se trouve que l’accélération prodigieuse de la diffusion de l’information, sa disponibilité (sous la forme de textes, de photos, de vidéos) et le nombre d’individus impliqués dans ce jeu collectif qui consiste à déceler des anomalies servent, comme jamais dans l’histoire humaine, la fertilité des produits fortéens. Certains internautes s’improvisèrent experts en balistique en doutant, images à l’appui, qu’Ahmed Merabet, le policier abattu sur le trottoir d’une balle de Kalachnikov dans la tête, fût bien mort. D’autres firent remarquer que François Hollande était arrivé trop vite sur les lieux (ce qui impliquait qu’il ait été au courant avant même ces attentats). D’autres encore prétendirent remarquer que les journalistes qui s’étaient réfugiés sur les toits portaient des gilets pare-balle (comment pouvaient-ils être préparés à ce point à une attaque dont ils devaient tout ignorer ?). Le 11 janvier, on pouvait dénombrer déjà plus de cent arguments en faveur de la théorie du complot.
Irréfutabilité du conspirationnisme
Pour tout appareil de démonstration, cette accumulation d’arguments poserait problème, ne serait-ce que parce que leur nombre diminue leur chance d’être tous justes en même temps. Mais voilà bien une des spécificités des produits fortéens que revendiquait paradoxalement leur parrain comme on l’a vu : certains arguments peuvent être sans aucun fondement valide et même être incompatibles entre eux, cela n’a pas d’importance car c’est l’effet cognitif global (celui de la contagion du doute) qui importe.
Par ailleurs, deux psychologues [5] ont analysé un échantillon de plus de 2 000 commentaires sur des sites Web impliquant tout à la fois des conspirationnistes et des défenseurs de la version officielle des faits. Ils profitèrent du dixième anniversaire des attentats du 11 septembre 2001 pour trouver sans mal des articles suscitant des commentaires des deux communautés. Ces deux auteurs montrent que les conspirationnistes avancent majoritairement des arguments critiquant la théorie officielle plutôt que ceux qui permettraient de rendre convaincante leur version alternative (et qui restent le plus souvent flous). C’est exactement l’inverse pour les défenseurs de la version officielle : ils exposent des arguments validant directement l’explication qu’ils apportent.
Conclusion
La forme typique des produits fortéens les rend particulièrement indifférents à la contradiction : comme les multiples arguments qui les constituent ne sont pas liés par une forme de dépendance logique, la réfutation de l’un d’entre eux n’est pas de nature à faire s’écrouler l’édifice. En outre, leur constitution en millefeuilles les rend très intimidants pour qui n’est pas prêt à consacrer sa vie à les démentir, de sorte que rares sont ceux, parmi les individus raisonnables, qui trouvent l’énergie et la motivation d’empêcher leur prolifération.
1 | Bronner G, La démocratie des crédules, PUF, 2013.
2 | Anfossi C, « La sociologie au pays des croyances conspirationnistes – Le théâtre du 11 Septembre », mémoire de M2 inédit, Strasbourg, 2010.
3 | « Affaire Charlie Hebdo : Voici pourquoi certains sont persuadés qu’il y a complot », Les moutons enragés, 2 février 2015.
4 | Rozenblit L, Keil FC, “The misunderstood limits of folk science : An illusion of explanatory depth”, Cognitive Science, 2002, 26 :521-62.
5 | Wood MJ, Douglas KM, “What about building 7 ? A Social Psychological Study of Online Discussion of 9/11 Conspiracy Theories”, Frontiers in Psychology, 2013, 4 :1-9.
1 On pense en particulier au célèbre Matin des magiciens (1960) dont les auteurs revendiquaient explicitement l’héritage de Charles Fort.
Publié dans le n° 337 de la revue
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L' auteur
Gérald Bronner
Gérald Bronner est professeur de sociologie à l’université de Paris-Diderot. Il est membre de l’Académie de médecine (…)
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