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Les deux solitudes

Publié en ligne le 17 août 2005 -
par Pascal Lapointe

Si journalistes et relationnistes étaient des nations ennemies, il y a longtemps que Sheldon Rampton aurait reçu des menaces de mort.

Son bulletin trimestriel PR Watch et ses cinq livres sont devenus autant de vitrines sur les histoires d’horreur engendrées par la bête noire de ce journaliste américain : l’explosion des budgets alloués aux relations publiques depuis un demi-siècle. Manipulations de l’opinion publique, détournements de sens, mensonges éhontés - parfois orchestrés par des relationnistes tout ce qu’il y a de respectable - y compris dans des dossiers scientifiques : dioxine, vache folle, tabac, produits toxiques, OGM et gaz à effet de serre.

Non, le tabac n’est pas cancérigène, ont par exemple proclamé des instituts généreusement financés en sous-main par l’industrie du tabac et dotés d’un impressionnant budget de relations publiques. Si impressionnant que nombre de journalistes n’y ont vu... que du feu 1

Car l’autre bête noire de Rampton, ce sont ses propres collègues journalistes, surtout ceux qui se font si docilement berner par le discours des « experts ». Cette méprise était résumée dans le titre de l’ouvrage publié conjointement avec John Stauber en 2001 : Trust Us, We’re Experts ! 2

Outre-Atlantique, le problème est devenu tout aussi épineux, explique Aline Richard, rédactrice en chef du mensuel La Recherche. Elle et Rampton étaient les invités du 4e Congrès mondial de journalisme scientifique, qui avait lieu récemment à Montréal. Et Aline Richard se demande si les journalistes scientifiques ne seraient pas encore plus vulnérables que les autres journalistes face à cette forme de manipulation de l’information. « Ce que je sais des journalistes scientifiques, c’est qu’ils connaissent très mal le monde économique et du coup, ils ont peut-être du mal à faire la part des choses, parce qu’ils connaissent également très mal les relations publiques. »

Avant son entrée à La Recherche en 2002, Aline Richard avait en bonne partie travaillé comme journaliste économique, en plus d’avoir une maîtrise de sciences économiques.

L’argent de la pub

Ces dernières années, les milieux académiques se sont souvent inquiétés de l’émergence du secteur privé dans le financement de la recherche. Mais - sauf dans les écoles de journalisme - on a beaucoup moins parlé de son corollaire, l’émergence des relations publiques. « Au cours des années 1990, la vulgarisation des sciences biomédicales a été calquée sur les relations publiques d’entreprises », racontent les chercheurs britanniques Jane Gregory et Martin Bauer dans l’ouvrage Les Territoires de la culture scientifique. Le professeur de journalisme allemand Winfried Göpfert traduit cela ainsi : depuis deux décennies, en même temps que les budgets alloués à l’information scientifique dans les médias -et à l’information tout court- diminuaient progressivement, les budgets alloués à la communication scientifique des entreprises, eux, grimpaient en flèche.

Une revue comme La Recherche, qui fait dans la communication scientifique mais en travaillant plus près des chercheurs qu’un Science et vie ou un Discover, est-elle à l’abri des dérapages ? Oui, « mais elle n’y est pas pour grand-chose », répond Aline Richard. La Recherche s’intéresse en bonne partie aux sciences fondamentales, un univers délaissé par les relationnistes. Ceux-ci, ironise la rédactrice en chef, ne voient pas beaucoup d’intérêt dans le boson de Higgs...

1 Communication scientifique sans surveillance :
Au début des années 1990, racontent Sheldon Rampton et John Stauber dans Trust Us, We’re Experts !, l’industrie du tabac a lancé une campagne de publicité. Massive, mais secrète. Elle a notamment versé 156 000$ à 13 scientifiques, leur confiant pour mission d’écrire (ou faire écrire) une ou deux lettres à des journaux médicaux influents, afin d’y souligner combien le tabac était injustement attaqué, et combien les études sur la fumée secondaire étaient biaisées...
Mais 156 000$, c’était une goutte d’eau dans la mer. Au cours des années 1990, l’Institut du Tabac a dépensé à lui seul 20 millions$ par an en relations publiques et en lobbying.
Cet Institut est l’exemple-type de la tactique de la tierce partie : vous fondez et financez discrètement un centre de recherche, qui s’auto-proclame indépendant ; vous embauchez des scientifiques déjà gagnés à votre cause ; ils ne publieront officiellement que des avis et recommandations, mais si ceux-ci sont subtilement enrobés par le relationniste de service, les journalistes les présenteront comme des « études » indépendantes. Et le tour est joué.
C’est ce qu’on appelle « la meilleure science qu’il soit possible d’acheter ».

2 Rampton et Stauber, Trust Us, New York, Penguin Putnam, 2001, 359 p.


Mots-clés : Désinformation - Science


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