Accueil / Le réel et la fiction dans le documentaire

De "La Guerre des mondes" à "Ghostwatch" :

Le réel et la fiction dans le documentaire

Publié en ligne le 8 novembre 2024 - Science et médias -
À travers l’examen de quelques documentaires, différents auteurs portent ici un regard visant à illustrer certaines des analyses du dossier.
La frontière entre réel et fiction n’est pas simple à établir. Un film de fiction suscite souvent de véritables émotions, comme si le spectateur était plongé dans une réalité. Quand le film de fiction prend les apparences d’une véritable émission en direct sur un fait réel, les cartes sont encore plus largement brouillées. La célèbre émission La guerre des mondes (1938) et le film d’horreur Ghostwatch (1992) ont été précurseur d’un genre qui s’est développé dans les années 2000, avec par exemple Projet Blair Witch (1999) ou Paranormal Activity (2009).

La Guerre des Mondes

La Guerre des Mondes réalisée par Orson Welles en 1938 (d’après le roman d’HG Wells de 1898) a marqué l’histoire des documentaires. Prenant l’apparence d’un reportage de radio en direct, elle est décrite en ces termes par le sociologue Pierre Lagrange qui a consacré un ouvrage au sujet [1] : « L’émission débute par une série d’annonces évoquant des lumières détectées à la surface de Mars par les astronomes, puis la chute de météorites sur Terre. Ensuite les flashs d’information se succèdent, révélant que ces météorites sont en fait des vaisseaux martiens ; leurs occupants sèment rapidement la mort et la désolation sur leur passage — l’envoyé spécial de CBS sur place sera balayé en direct par le rayon mortel des Martiens après avoir diffusé les cris des premières victimes ! » [2].

Ce qui va en fait rester dans les mémoires sera la description par les grands journaux de l’époque d’une prétendue panique qui s’empara du pays. En réalité, si certaines personnes ont pu croire un moment qu’une invasion martienne avait bien commencé, rien ne permet de conclure à un mouvement de panique généralisé [3].

Mais cet épisode a illustré la difficulté à mettre en scène une fiction en la présentant sous forme d’un reportage réel (des avertissements avaient pourtant été diffusés indiquant qu’il s’agissait bien d’une fiction mais n’ont pas nécessairement été entendus).

Ghostwatch

Bien que beaucoup moins connu en France, le film Ghostwatch diffusé à la télévision britannique le soir d’Halloween 1992 comme une émission réalisée en direct a eu un très fort impact émotionnel sur certains spectateurs.

Le Chasseur fantôme, William Blair-Bruce (1859-1906)

Réalisé par la BBC, le scénario s’inspire librement de la célèbre affaire du « poltergeist d’Enfield », un esprit malveillant qui terrorise une famille de la banlieue londonienne en semant le chaos à leur domicile. Sous l’apparence d’une émission d’investigation réalisée en direct, c’est en réalité un programme enregistré à l’avance qui est diffusé (le caractère fictif de l’œuvre est cependant rappelé). Des présentateurs de la chaîne, alors très connus, animent l’émission rendant encore plus crédible l’apparence d’un vrai reportage. Une équipe part enquêter sur le terrain sur ce qui est présenté d’abord comme un possible canular. Mais progressivement, la situation bascule et l’une des filles du foyer est littéralement possédée par le fantôme. Un numéro de téléphone de la BBC est mis à disposition des spectateurs pour qu’ils puissent exposer leurs propres histoires de fantômes. Une annonce précédant la mise en relation des appelants précise bien que le documentaire est une fiction, mais le standard est vite débordé et l’effet produit va bien au-delà de ce qui était prévu. Certains n’ont pas perçu le caractère fictif de l’émission, et des psychiatres rapporteront quelques cas de troubles psychiatriques chez des enfants. D’autres au contraire s’indignaient que la télévision publique puisse projeter une émission qui brouille les frontières entre le réel et le fictif sans mettre en place les avertissements adéquats [4].

Pour la psychologue Ciarán O’Keeffe [5], ce qui peut expliquer les réactions extrêmes suscitées par l’émission sur certains spectateurs, c’est « qu’il n’était pas conforme au genre à l’époque » concernant les films d’horreur et de fantômes. En particulier, à la fin du film, « il n’y a aucune résistance à la menace et l’instabilité est toujours présente […] Ghostwatch donne encore des cauchemars, même aujourd’hui ».

Interroger la croyance ?

Ce genre de documentaire ouvre la question délicate de l’abolition de la frontière entre le réel et le fictif et celle de savoir jusqu’où et comment le spectateur doit être informé. Pour son scénariste Stephen Volk, « À certains égards, Ghostwatch était une analyse critique de la télévision au travers du prisme d’une histoire de fantômes et la raison pour laquelle je pensais que ces deux éléments fonctionnaient ensemble est qu’elles concernaient toutes deux la croyance […]. Devons-nous rejeter ce qui se passe ? Y a-t-il un sentiment de doute chez le personnage principal ? La satire, ou plutôt la critique de la télévision, fonctionne aussi car qui devons-nous croire quand on regarde la télévision ? » [6].

Références


1| Lagrange P, La guerre des mondes a-t-elle eu lieu ?, Robert Laffont, 2005.
2| Lagrange P, La guerre des mondes n’a pas eu lieu, Le Monde diplomatique, juillet 2009.
3| Couillard K, Guerre des mondes : panique à cause d’une émission de radio ? Faux,, Agence Science Presse, 22 octobre 2020.
4| Woods R, “Ghostwatch : The BBC spoof that duped a nation”, BBC, 30 octobre 2017.
5| Ciarán O, “Looking Back : The ghost in the living room”, The Psychologist magazine, 7 novembre 2012.
6| Evans E, analyse de “Ghostwatch - Interview with Stephen Volk” , BBC One, 1992 », Scope, février 2012.

Publié dans le n° 349 de la revue


Partager cet article


Les auteurs

Jean-Michel Abrassart

Fondateur du podcast Scepticisme Scientifique. Docteur en psychologie, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le (…)

Plus d'informations

Thibault Renard

Expert en intelligence économique, en charge de la commission « Manipulations de l’information » de l’Association (…)

Plus d'informations