La filière thorium est-elle l’avenir du nucléaire ?
Publié en ligne le 13 août 2022 - Énergie -La plus grosse partie de l’électricité nucléaire dans le monde est produite à partir de réacteurs dits de « deuxième génération », qu’ils soient à eau pressurisée (REP) ou à eau bouillante (REB). Des versions plus modernes, tels que l’EPR (European Pressurized Reactor, renommé Evolutionary Power Reactor, développé conjointement par le français Framatome et l’allemand Siemens) ou l’AP1000 (développé par l’américain Westinghouse) sont considérées comme étant de troisième génération. C’est celle qui est en cours de déploiement en France (Flamanville), en Finlande, au Royaume-Uni et en Chine. Tous ces réacteurs fonctionnent avec un combustible à base d’uranium, même si les réactions nucléaires dans le réacteur peuvent conduire à la production d’autres éléments, en particulier du plutonium. Ces réacteurs sont appelés réacteurs à neutrons thermiques, ou réacteurs à neutrons lents, car la vitesse des neutrons est ralentie par la présence de modérateurs (eau, graphite ou eau lourde) qui permettent alors d’augmenter la probabilité d’interaction avec la matière fissile.
Pourtant, on peut imaginer une filière nucléaire considérablement différente, dont le combustible serait essentiellement à base de thorium. En 2016, un long documentaire diffusé sur Arte [1] argumentait que la filière uranium avait été développée pour des raisons militaires (le développement de l’arme nucléaire, mais aussi la propulsion navale, qui ont besoin d’uranium ou de plutonium) et que des réacteurs nucléaires au thorium auraient été beaucoup plus sûrs, sans risque de prolifération, et sans poser les mêmes problèmes de déchets que la filière actuelle. Ce documentaire avait eu un certain écho, mais présentait les enjeux de manière bien trop optimiste.
Pour entretenir la réaction en chaîne dans un réacteur nucléaire, il est nécessaire de disposer d’un combustible dit fissile dont la fission, provoquée par l’absorption d’un neutron, va libérer plusieurs neutrons (et de l’énergie). Le seul isotope fissile présent à l’état naturel en quantité significative est l’uranium 235, dont le noyau contient 92 protons et un total de 235 nucléons (protons + neutrons).
Cependant, d’autres éléments présents dans la nature peuvent contribuer à la production d’énergie par fission nucléaire. Ces éléments sont dits fertiles car, après l’absorption d’un neutron, ils se transforment en éléments fissiles qui peuvent alors être utilisés pour entretenir une réaction en chaîne. Les seuls éléments fertiles disponibles en grande quantité dans la nature sont les deux isotopes 1 les plus abondants de l’uranium et du thorium : l’uranium 238 et le thorium 232.
La quatrième génération : la surgénération conçue pour consommer ses déchets
En 2001, une collaboration internationale a été mise en place [2] pour préparer la prochaine génération de réacteurs (Génération IV). Ces réacteurs de quatrième génération sont conçus pour consommer les déchets nucléaires qu’ils pourraient produire et pour utiliser de manière beaucoup plus efficace le combustible initial. Ceci devrait permettre de s’affranchir pour des millénaires du risque de pénurie de la ressource naturelle en cas de développement rapide du nucléaire. Ils relèvent de ce que l’on appelle la classe des surgénérateurs au sens large. Les conditions requises pour la surgénération sont plus sévères que dans les réacteurs classiques et nécessitent un système de refroidissement qui n’absorbe ni ne ralentit les neutrons, d’où les différentes options techniques envisagées (utilisation de sodium liquide, d’hélium, de plomb liquide, d’eau supercritique 2 ou de sels fondus). L’une des six options retenues (voir encadré) est spécifiquement conçue pour fonctionner avec du thorium (réacteurs à neutrons rapides à sels fondus). Toutes les autres technologies envisagent de fonctionner avec de l’uranium.
La surgénération fondée sur le cycle au thorium
La filière thorium envisagée repose sur une technologie dans laquelle le combustible nucléaire se présente sous forme liquide, dissous dans du sel fondu qui joue à la fois le rôle de fluide caloporteur (pour évacuer la chaleur issue des réactions de fission et la transporter vers les organes de production d’électricité) et de barrière de confinement (dispositif qui protège le milieu extérieur du rayonnement).
Un tel réacteur ne peut pas démarrer en utilisant uniquement du thorium 232 (le seul isotope de l’élément thorium présent à l’état naturel). Il nécessite l’ajout initial d’isotopes fissiles (uranium 235, plutonium 239, voire d’autres isotopes obtenus artificiellement dans un réacteur nucléaire fonctionnant à l’uranium). Ainsi, la filière thorium ne peut se développer sans qu’ait préalablement existé un type de filière uranium, soit pour extraire l’isotope 235 du minerai, soit pour produire du plutonium dans un réacteur.
Le forum international Génération IV est une coopération initiée par le département de l’Énergie des États-Unis et qui regroupe aujourd’hui quatorze partenaires (Afrique du Sud, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Corée du Sud, Chine, États-Unis, France, Japon, Royaume-Uni, Russie, Suisse ainsi que Euratom). Il vise à préparer le développement des systèmes nucléaires dits de quatrième génération. Meilleure sûreté de fonctionnement, minimisation des déchets nucléaires par recyclage d’un certain nombre d’entre eux et économie de ressources naturelles sont quelques-uns des objectifs affichés.
Six concepts ont été retenus :
- des réacteurs rapides refroidis au sodium liquide,
- des réacteurs rapides refroidis à l’hélium,
- des réacteurs rapides refroidis au plomb liquide,
- des réacteurs rapides refroidis à l’eau supercritique,
- des réacteurs rapides à sels fondus et
- des réacteurs thermiques à très haute température.
La dénomination « rapide » ou « thermique » fait référence aux propriétés des neutrons actifs dans la réaction en chaîne qui se produit dans le réacteur.
La première option (réacteurs rapides à sodium liquide) est dans la continuité de la technologie des réacteurs Rapsodie, Phénix, Superphénix qui ont été en exploitation en France, et du projet français Astrid abandonné récemment. À l’exception du réacteur rapide à sels fondus, qui est spécifiquement conçu pour fonctionner avec du thorium, toutes les autres technologies envisagent de fonctionner avec de l’uranium.
Si l’uranium 235 fissile est nécessaire pour déclencher une réaction en chaîne, l’uranium 238 fertile qui constitue plus de 99 % de la masse d’uranium naturel a le potentiel de contribuer à la production d’énergie. De fait, une partie de l’uranium utilisé dans les réacteurs actuels est converti en plutonium 239 fissile. Ainsi, les réacteurs actuels produisent déjà en leur sein du combustible fissile. Les surgénérateurs sont ainsi nommés car ils sont conçus pour optimiser ce processus et produire plus de combustible fissile qu’ils n’en consomment.
Un réacteur au thorium ne pourra fonctionner exclusivement sur le cycle du thorium (c’est-à-dire sans ajout dans le combustible d’uranium 235 ou de plutonium 239 par exemple) qu’après avoir produit suffisamment d’uranium 233 pour maintenir la réaction en chaîne. Cela prendra du temps.
La ressource de thorium 232 est abondante sur Terre. Et si la ressource en uranium peut apparaître plus contrainte en cas de fort développement du nucléaire, elle ne l’est que si l’on se restreint à l’utilisation de l’isotope 235 fissile peu abondant (environ 0,7 % dans le minerai d’uranium) comme on le fait aujourd’hui. Le potentiel de la surgénération met donc les filières uranium et thorium à égalité sur le plan de la ressource de combustible disponible sur terre.
Déchets produits
Un réacteur rapide brûlant du thorium 232 ne produira pas moins de déchets ultimes par kWh livrés (produits de fission) qu’un réacteur rapide brûlant de l’uranium 238, tel que Superphénix. C’est le recyclage opéré par le surgénérateur (qu’il soit fondé sur le cycle uranium ou sur le cycle thorium) qui permet d’éliminer les isotopes lourds et donc de limiter la production de déchets radioactifs, pas le choix d’un cycle thorium vs uranium. Notons que, autant pour le cycle uranium que pour le cycle thorium, la surgénération est loin d’être sans intérêt puisque l’essentiel de la radioactivité de long terme (plus de 500 ans) des combustibles usés des réacteurs actuels correspond justement à celle des isotopes lourds que les surgénérateurs permettent de réutiliser comme combustible.
Prolifération nucléaire
Une autre idée à pondérer est que la technologie utilisant le thorium 232 comme combustible fertile éliminerait les risques de prolifération nucléaire. S’il est vrai que le cycle du thorium 232 ne produit pas de plutonium qui est le principal ingrédient des armes atomiques actuelles (celles de type dit « bombe A »), il produit en revanche de l’uranium 233 qui peut également être utilisé à des fins militaires. Quoi qu’il en soit, un réacteur au thorium 232 démarré aujourd’hui nécessitera soit de l’uranium 235, soit du plutonium 239 pour initier la réaction de fission. Tout pays disposant des installations d’enrichissement appropriées pourrait détourner l’utilisation de ces isotopes et les convertir en matières de qualité militaire s’il le souhaitait. L’histoire récente a montré que l’on n’a pas vraiment besoin d’un réacteur électronucléaire pour fabriquer une bombe (Corée du Nord, Pakistan). Il suffit de disposer de centrifugeuses efficaces pour extraire et concentrer l’uranium 235 de l’uranium naturel, qui est une matière relativement abondante. Ainsi, l’argument « prolifération limitée » n’est pas spécifiquement en faveur de la filière thorium.
Les performances du cycle thorium
Pour fonctionner, un réacteur à sels fondus alimenté au thorium doit être couplé à une unité de chimie très efficace pour retraiter en permanence le combustible et le sel. Les rendements de séparation des éléments doivent être aussi élevés que ceux qui ont déjà été atteints dans les unités conçues pour le retraitement dans le cadre du cycle de l’uranium. Actuellement, les connaissances scientifiques et le savoir-faire technologique n’existent pas pour permettre la construction d’un prototype fonctionnel d’une unité de retraitement chimique pour le cycle du thorium ayant de telles performances. Il est notamment difficile d’obtenir un acier qui puisse résister sur le long terme à la fois aux fortes vitesses d’écoulement d’un réacteur, à ses fortes températures et à la corrosion qui en résulterait.
Il existe bien sûr des raisons expliquant une telle situation. La chimie du cycle du thorium diffère de celle du cycle de l’uranium et les technologies à mettre en œuvre ne sont donc pas identiques. De plus, les sels fondus à haute température envisagés pour le transport de la chaleur et du combustible nucléaire constituent par eux-mêmes un domaine de chimie complexe. Finalement, les efforts de recherche et développement consacrés au cycle du thorium ont été très réduits par rapport à ceux déjà dépensés pour le cycle de l’uranium. Si de plus on envisage, comme c’est fait quelquefois, d’utiliser ces réacteurs pour détruire les isotopes lourds issus des réacteurs à uranium, il faudrait alors développer une chimie efficace pour l’ensemble combiné des éléments des cycles uranium et thorium. Cela ne simplifierait pas le problème. En outre, l’utilisation du cycle thorium pose d’autres problèmes relatifs à la manipulation du combustible et à la sûreté de fonctionnement (voir encadré ci-dessous).
Le cycle thorium a l’inconvénient de générer en grande quantité un isotope particulièrement problématique du point de vue radiologique, l’uranium 232. En effet, sa chaîne de décroissance (la succession de noyaux radioactifs créés jusqu’à celle d’isotopes stables) conduit à la production d’isotopes produisant des rayons gamma très énergétiques. Ainsi, là où le cycle uranium-plutonium permet une manipulation du combustible en « boîte à gants », il faudrait pour un cycle thorium une manipulation à distance, avec des robots, dans des cellules blindées dotées de fortes épaisseurs d’absorbants, ce qui complique fortement l’équation économique.
La question de la sûreté de ces réacteurs n’est pas non plus beaucoup plus simple que celle des réacteurs actuels. Certes, lorsque le combustible est déjà liquide (ce qui est le cas dans les réacteurs à sels fondus), un accident de fusion du cœur n’est plus à craindre.
Mais les vrais enjeux de sûreté que pose un réacteur à sels fondus avec du combustible liquide sont ailleurs. Tout d’abord une situation de perte de refroidissement conduirait à des températures élevées qui pourraient conduire à dégrader le circuit qui contient les sels fondus, avec des problématiques de rejet de produits de fission. De plus, l’unité de retraitement du combustible liquide associée à chaque réacteur serait une installation nucléaire à part entière, avec ses propres risques et contraintes. Par rapport aux installations de retraitement actuelles où l’activité radiologique du combustible usagé a déjà décru pendant plusieurs années, éliminant la majeure partie des produits de fission à vie courte, ces installations devraient manipuler un combustible beaucoup plus radioactif. S’il est théoriquement envisageable de construire une usine avec un bon niveau de sûreté, cela aurait forcément un coût, qui compliquerait également l’équation économique.
En conclusion
Il existe de nombreux défis techniques et physiques pour des réacteurs fonctionnant avec des sels fondus. Les questions de corrosion, de résistance des matériaux, de fiabilité des équipements pilotant les flux, d’efficacité des échangeurs de chaleur devront être maîtrisées avant qu’une autorité de sûreté puisse donner son aval à une construction. Même si des expériences intéressantes, bien que partielles, ont été réalisées dans les années 1960 aux États-Unis, les exigences de sûreté ont considérablement augmenté depuis un demi-siècle.
Si le cycle du thorium continue à apparaître comme un domaine de recherche prometteur et s’il est exploré par certains pays comme la Chine et surtout l’Inde, il lui reste bien des étapes techniques et préindustrielles à valider avant d’apparaître dans le parc d’un producteur énergétique (électricité ou chaleur).
Pour des raisons climatiques et énergétiques, il est urgent de décarboner notre énergie. Si, dans ce contexte, le nucléaire est une des options retenues, alors le cycle de l’uranium, qui peut s’appuyer sur des décennies de recherche et de retours d’expérience au plan national et international, conserve un avantage certain, que ce soit dans sa version actuelle ou dans sa version surgénératrice.
1 | Arte, « Thorium : La face gâchée du nucléaire », 2016.
2 | Site du forum international Generation IV, www.gen-4.org
1 Un élément chimique est caractérisé par son nombre de protons (92 pour l’uranium, par exemple). Les isotopes d’un même élément se différencient par leur nombre de neutrons : l’uranium 235 en contient 143 (soit 235 nucléons au total) et l’uranium 238 en contient 146.
2 Eau portée à des températures supérieures à 374 °C sous une pression supérieure à 221 bars (environ 221 fois la pression atmosphérique) où elle acquiert des propriétés particulières
Publié dans le n° 340 de la revue
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L' auteur
Hubert Flocard
Physicien, ancien directeur de recherche au CNRS (Centre de spectrométrie nucléaire et de spectrométrie de masse à (…)
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