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Vie et mort (et résurrection) du patriarcat

Publié en ligne le 22 juin 2020 - Masculin et féminin -

Dans les démocraties libérales où le féminisme est institutionnalisé 1, il ne se passe pas un jour sans qu’on entende parler des oppressions patriarcales et des mesures à mettre en place de toute urgence pour combattre le système patriarcal.

Qu’est-ce que le patriarcat ?

 « Le patriarcat signifie littéralement “règle du père” et, au niveau le plus élémentaire, désigne les pères au sens littéral, ayant le droit de diriger la famille, y compris les fils. Lorsque les fils se marient, ils deviennent le chef de leur propre famille et quant aux filles, elles passent sous l’autorité de leur mari » [1]. Cette institutionnalisation du pouvoir paternel est déjà visible dans le codex d’Hammurabi, roi de Babylone vers 1750 avant notre ère, et ailleurs à travers le « Croissant fertile » : dans cette configuration sociale qui s’est développée au cours de la révolution néolithique avec l’essor de l’agriculture et de l’élevage, et où la filiation patrilinéaire détermine la transmission du statut et des biens, l’autorité absolue des pères est à l’image de celle des rois des Cités-États, et le crime majeur est la rébellion d’un fils contre son père – dans la loi hébraïque, ultérieure, le fils sera condamné à mort pour avoir frappé tant sa mère que son père [2]. On la retrouve chez les Grecs, puis chez les Romains via la patria potestas, le pouvoir du pater familias sur sa domus (esclaves et domestiques, femmes et enfants des deux sexes), et elle se poursuit à travers l’histoire médiévale jusqu’au début de l’ère moderne, avec deux caractéristiques principales. En règle générale, une mise sous tutelle légale des femmes les tient à l’écart de l’exercice officiel de fonctions politiques, apanage des hommes (de rang supérieur) ainsi que des charges militaires. De manière concomitante, un double standard est observé dans le contrôle du comportement sexuel, qui est directement lié à l’incertitude de paternité 2 et vise à sécuriser tant la filiation que l’investissement paternels.

Pour autant, conclure que les femmes étaient recluses dans l’espace domestique, n’étaient pas protégées par des droits et avaient un poids négligeable dans la société serait une regrettable erreur.  « Trop souvent, le pouvoir est attribué, à tort, à la seule sphère publique et politique. Parce que cet espace est particulièrement dominé par les hommes, le pouvoir devient un corollaire de virilité. Mais à mon sens, le pouvoir, c’est aussi l’influence », affirme Aneilya Barnes, docteure en histoire [3]. Quel que soit l’espace-temps historique étudié 3, on constate d’une part des sphères sexospécifiques du pouvoir et de l’autorité avec une forte implication des femmes dans la régulation des mœurs (dont le contrôle du comportement des autres femmes [1]), d’autre part des arrangements privés et des procédures de justice communautaire parallèles à la justice officielle [1, 4] et enfin une foule d’exceptions à la règle réservant aux hommes l’espace public, la politique et les armes [5, 6]. De la Mésopotamie [7] à l’Amérique esclavagiste [8] en passant par l’Empire romain [10] et l’Europe médiévale [5], les archives montrent que les femmes (et les hommes qui furent leurs complices) ont beaucoup négocié avec les codes sociaux et qu’en dépit, par exemple, de l’interdiction de détenir des biens, nombre d’entre elles sont investies dans des activités économiques – comme quand elles gèrent l’achat, la vente, le prêt, le châtiment et la gestion du travail des esclaves. On les voit surtout engagées, toutes strates sociales confondues, dans le domaine religieux étroitement imbriqué au pouvoir politique – composant le personnel des temples, dirigeant ces temples [2], coordonnant les rituels (nombreux à leur être consacrés) [11], puis diffusant le christianisme et fondant des lieux de culte [12], organisant les événements paroissiaux [1], gouvernant avec des dignitaires de l’Église qu’elles enrichissent en lui léguant des terres [6]. On en voit prendre la relève de leur époux quand il est absent temporairement ou définitivement (quelques-unes y ont aidé), régner, prendre les armes, et elles sont les premiers conseillers de leur fils quand elles assurent une régence jusqu’à sa majorité. C’est d’ailleurs la mère que l’on trouve au cœur de l’édifice patriarcal.

Au commencement était la mère

Festivités nocturnes de Han Xizai (détail), Gu Han-Zhong (Xe siècle)

 « Alors que la biologie garantit aux femmes une identité féminine à la fonctionnalité exclusive [“ce que font les femmes”], l’une des tâches problématiques d’une culture est de préciser ce que font les hommes qui corresponde uniquement à l’identité masculine […]. L’identité sociale masculine, “ce que font les hommes”, doit être construite sur le plan culturel en la confrontant à une identité sociale féminine construite sur le même plan, comprenant des interdictions et des prescriptions pour les femmes » [11]. Tant Gerda Lerner, historienne, que Sarah Hrdy et Françoise Héritier, anthropologues 4, considèrent que la division sexuelle du travail est issue de contraintes objectives, soit de l’asymétrie biologique entre mâles et femelles humains (anisogamie 5, investissement parental minimal : gestation, allaitement, soins) dans un contexte adaptatif où la diversité des rôles sociaux était très limitée et où les hommes ont été amenés à développer, via des rituels et activités non mixtes, une identité sociale distincte et complémentaire de celle de la mère qui les destine aux activités les plus risquées telles que la chasse au gros gibier et la défense physique des intérêts du groupe. Par la suite, à mesure que l’organisation sociale se complexifiait, cette complémentarité est restée au cœur de l’attribution des rôles, avec la fonction maternelle comme repère prioritaire.

Chez les Grecs de l’Antiquité, la construction de la citoyenneté, d’une identité collective qui transgresse les lignes de parenté et transfère la loyauté clanique au niveau de la polis [11], se fait en comparant l’amour inconditionnel de la mère pour son enfant (l’enfant prime sur la cité) à l’amour sans prix du citoyen pour la cité (la cité prime sur l’enfant) :  « la maternité est pensée comme l’autre face de la citoyenneté (masculine) » [13]. Ainsi, à Sparte, deux catégories d’individus ont leur nom gravé dans la pierre : les femmes mortes en couches et les hommes tués au combat.

L’accordée de village (un père paye la dot de sa fille au fiancé), Jean-Baptiste Greuze (1725-1805)

Quant à la jeune République française, née de la décapitation de la monarchie de droit divin et qui met un terme à la tutelle des pères sur les fils majeurs (entamant ainsi le démantèlement du patriarcat), elle repose sur la notion de fraternité entre les citoyens et recourt pour ce faire à une figure symbolique aussi incontournable que nécessaire, la mère :  « Si la mère républicaine avait des droits politiques, elle ne pourrait plus faire de ses fils des frères dans l’espace politique, elle serait, elle aussi, partie au conflit et rendrait irreprésentable la fraternité. […] À Athènes, à Rome, ou à l’époque de la Révolution française, les femmes n’accèdent pas à la même citoyenneté que leurs concitoyens parce que la figure de la mère est mise à contribution pour représenter, pour rendre représentable, ce qu’est la citoyenneté. Ce ne serait donc pas en tant que femmes mais en tant que mères, au moins en puissance, qu’elles ne sont pas citoyennes » [13].

Ainsi, c’est le droit d’enfanter à leur gré (dans un cadre démographique favorable, plus largement dans un environnement assaini et pacifié) qui a permis aux femmes de devenir comme des hommes quand elles le veulent : cet accès accidentel, exceptionnel ou circonstancié à travers l’histoire, a été élargi à toutes les femmes.  « Avec la reconnaissance du droit des femmes à contrôler elles-mêmes leur fécondité, la femme est distinguée de la mère. […] Rien ne s’oppose plus à ce que les femmes, comme les hommes, deviennent des représentants du peuple » [13]. C’est donc au cours du XXe siècle que, faisant suite à l’émancipation des hommes de la tutelle du père, les femmes ont été émancipées de la tutelle du père et du mari, via l’autonomie économique (toutes professions sans restriction), politique (vote), et reproductive donc sexuelle,  « ce qui empêche les hommes d’exercer leur volonté d’être pères ou non » [13] : une révolution aussi profonde qu’inédite dans les rapports entre les sexes.

Par conséquent, dans les pays où ces bouleversements ont été opérés, le patriarcat ou « règle du père » est mort et enterré. Alors pourquoi en entend-on parler au quotidien comme d’une structure sociale plus vaillante que jamais ?

Un concept dévoyé et contre-productif

Au moment même où le patriarcat recevait le coup de grâce, des théoriciennes féministes se sont emparées du concept et lui ont assigné d’autres significations que celles attestées tant par l’étymologie que par l’histoire, sans toutefois le définir avec précision : partant d’une structure sociale motivée et plastique impliquant a minima la tutelle (protection et contrôle) des aînés sur les cadets et des hommes sur les femmes, avec des droits et devoirs parfois équivalents, parfois différents, on est passé à un système arbitraire et rigide de domination misogyne où les femmes en tant que classe sociale (prolétariat) sont opprimées par les hommes en tant que classe sociale (patronat), à des fins de profit unilatéral dans le cadre d’une économie capitaliste 6.

La repasseuse,Edgar Degas (1834-1917)

Cette grille de lecture, celle du genre comme performance sociale indépendante du sexe biologique, développée notamment par la philosophe Judith Butler [9], est inspirée du marxisme en ce qu’elle mettrait en présence des exploiteurs et des exploitées. Cependant, elle invisibilise la présence de femmes, et d’hommes, à chaque étage de la hiérarchie sociale, dont le fait que des femmes ont de tout temps dominé d’autres femmes, et des hommes – ni plus ni moins que leurs référents masculins, selon leur statut. Ensuite, elle supprime le contraste historique avec les répartitions antérieures du pouvoir domestique et politique, empêchant d’apprécier les changements opérés. Elle empêche aussi d’établir des distinctions entre des théocraties qui partagent encore nombre de coutumes avec le codex d’Hammurabi, et des démocraties où le féminisme est promu et subsidié. De plus, elle interprète toute asymétrie entre les sexes comme une inégalité fomentée, toujours à sens unique, en oblitérant les biais 7et situations 8 qui bénéficient aux femmes et coûtent aux hommes. Enfin, elle fait l’impasse sur les données scientifiques qui ne confirment pas ses prémisses et ses conclusions [14]. Idéologique plutôt que scientifique, elle est donc très problématique et pervertit les termes du débat public.

Références

1 | Pluckrose H, “How to tell if you’re living in a patriarchy : a historical perspective”, Areo Magazine, 10 juillet 2017.

2 | Lerner G, The Creation of Patriarchy, Oxford University Press, 1986.

3 | Brown R, « Qui étaient les femmes les plus puissantes de l’Histoire ancienne ? », National Geographic, août 2015.

4 | Tillier A, Des criminelles au village. Femmes infanticides en Bretagne (1825-1865), Presses universitaires de Rennes, 2001.

5 | Blanc W, « Femmes-chevaliers du Moyen Âge », Fréquence Médiévale, 10 février 2019.

6 | Drouzy F, Rose SJ, « Jadis, la France était un royaume où les filles pouvaient hériter », Libération, 23 février 2019.

7 | Hadoux S, « Il y a 4 000 ans, les femmes assyriennes à l’égal des hommes ? », National Geographic, août 2015.

8 | Onion R, « L’histoire américaine ne doit plus passer sous silence la barbarie des femmes », Slate, 23 février 2019.

9 | Butler J, Trouble dans le genre, La Découverte, 2005.

10 | Girod V, « Les femmes de Rome étaient-elles vraiment libérées ? », National Geographic, février 2019.

11 | Caporael LR, “A window on war : Women and militarism in Ancient Greece”, Primitive War, Symposium conducted at the meeting of the American Anthropological Association, Chicago, 1987.

12 | Boestad T, « Vu du Moyen-Âge : Femme chrétienne, femme libérée ? », The Conversation, 19 septembre 2018.

13 | Tahon MB, Sociologie des rapports de sexe, Collection Le Sens social, Presses universitaires de Rennes, 2004,p. 120-129.

14 | Sastre P, « Si les femmes sont plus petites que les hommes, ce n’est pas à cause du steak », Slate, 22 décembre 2017.

15 | Barry J, Seager M, “Can we discuss gender issues rationally ? Yes, if we can stop gamma bias”, Male Psychology Network, 4 décembre 2018.

16 | Barry J, Seager M, “Gamma Bias : Cognitive Distortion in Thinking About Gender”, Male Psychology Network, YouTube,
16 juillet 2019.

1 En France, par exemple, le secrétariat d’État à l’Égalité entre les femmes et les hommes dispose d’un budget annuel grâce auquel il subventionne des projets et associations dits féministes.

2 Tandis que mater semper certa est( « L’identité de la mère est toujours certaine » : principe de droit romain).

3 La plasticité du patriarcat est fonction de nombreuses variables individuelles et collectives comme la classe sociale, le statut, la classe d’âge, l’état civil, le système d’accouplement (monogamie, polygynie), le taux de natalité, le sex ratio, le niveau de stress écologique, le régime politique, etc.

4 Héritier est l’auteure de Masculin/Féminin, La pensée de la différence, Odile Jacob, 1996. Hrdy, également primatologue, compte parmi les premiers auteurs sur la nature du patriarcat.

5 L’anisogamie est une forme de reproduction sexuée impliquant la fusion de deux gamètes de forme ou de taille différente ; l’un non mobile et gros car rempli de substances nourricières (l’ovule de la femelle), l’autre petit et mobile (le spermatozoïde du mâle).

6 Thèse des féministes de la 2ème vague (entre autres : Kate Millett, Gerda Lerner, Andrea Dworkin, Paola Tabet, Christine Delphy).

7 Par exemple le biais gamma, dont l’existence est mise en évidence par deux psychologues, Martin Seager et John Barry [[15] ,[16] ].

8 Partout dans le monde, les hommes ont en moyenne une moindre espérance de vie ; les professions les plus dangereuses sont occupées de manière écrasante par des hommes, qui représentent la majorité des accidentés et des morts au travail ; la majorité des suicidés, des SDF, des victimes de guerre et d’homicides, des détenus, des décrochés scolaires sont de sexe masculin.


Thème : Masculin et féminin

Mots-clés : Science

Publié dans le n° 331 de la revue


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L' auteur

Isabelle Marlier

est titulaire d’une maîtrise en anthropologie. Elle prépare actuellement un essai sur les erreurs et les angles (...)

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