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Tchernobyl : aurait-on évité encore pire ?

Publié en ligne le 22 janvier 2023 - Nucléaire -
Cet article accessible uniquement en ligne est rattaché au dossier « Nucléaire civil : accident et déchets » publié dans Science et pseudo-sciences n°343 (janvier 2023).

La catastrophe de Tchernobyl survenue en avril 1986 aurait-elle pu être encore plus grave ? C’est une hypothèse qui est souvent évoquée : si le corium résultant de la fusion du cœur du réacteur avait percé le sol et était entré en contact avec de l’eau, il s’en serait suivi une explosion plus puissante que la première. Certains affirment que cette seconde explosion aurait pu rendre la moitié de l’Europe inhabitable, et aurait même pu la « raser » entièrement [1]. Cette hypothèse d’une seconde explosion est reprise dans la mini-série documentaire Chernobyl qui a eu une exposition médiatique importante. La série et plusieurs autres sources [1, 2] évoquent une explosion potentielle d’une puissance de plusieurs mégatonnes (millions de tonnes d’équivalent TNT). Rappelons que la bombe larguée sur Hiroshima avait une puissance équivalente à quinze kilotonnes, soit 0,015 mégatonne. Ce qui est envisagé dans la série Chernobyl est cent fois plus puissant et aurait entraîné des conséquences considérables dans un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres autour du site. Est-ce crédible ?

Dans un réacteur nucléaire, il y a nécessairement un modérateur qui ralentit les neutrons, et un caloporteur qui transporte la chaleur produite. Dans les centrales utilisées en France, c’est l’eau qui joue ces deux rôles. Dans la centrale de Tchernobyl, le modérateur était du graphite alors que le caloporteur était de l’eau qui circulait dans des tubes. Lors de l’accident, l’augmentation très rapide de la puissance de la réaction en chaîne a vaporisé cette eau, entraînant l’explosion et donc la destruction du réacteur qui s’est retrouvé à l’air libre. Après l’explosion, le combustible a fondu sous l’effet de la chaleur et formé un magma, le corium, en se mêlant avec d’autres éléments du cœur du réacteur. Dans l’hypothétique scénario d’une seconde explosion, le corium aurait percé un plancher et serait entré en contact avec de l’eau présente dans les sous-sols, provoquant alors une explosion de vapeur. Dans le principe, ce processus n’est donc pas fondamentalement différent de ce qui s’est produit lors de la première explosion.

Explosion dans le laboratoire de l’alchimiste, Justus van Bentum (1670-1727)

La puissance d’une explosion de vapeur

Il y a cependant une différence fondamentale : lors de la première explosion, une réaction nucléaire incontrôlée a brutalement apporté une énorme quantité de chaleur pour vaporiser de l’eau. Dans le cadre de l’hypothétique seconde explosion, c’est la chaleur déjà contenue dans le corium qui peut apporter l’énergie de l’explosion. Mais la géométrie d’un corium qui tombe dans de l’eau est assez défavorable pour transférer brutalement l’énergie nécessaire à la vaporisation : seule la surface est en contact avec l’eau, et l’intérieur de la masse de corium va transférer sa chaleur progressivement, et non brutalement. Certes, le corium peut être fragmenté, ce qui favorise le transfert de chaleur. Mais même en faisant l’hypothèse peu plausible que toute la chaleur est brutalement apportée à l’eau, on arrive à une énergie d’une dizaine de tonnes d’équivalent TNT (voir encadré), donc très loin de la kilotonne ou de la mégatonne.

Pour atteindre la gamme des mégatonnes, il faut plutôt imaginer une explosion nucléaire, selon un mécanisme similaire à celui d’une bombe atomique, donc la mise en place d’une nouvelle réaction en chaîne dont la puissance croît de façon extrêmement rapide. Le mélange coriumeau peut-il conduire à cette réaction en chaîne ?

Il est vrai que dans les réacteurs nucléaires de type REP (ceux utilisés en France), l’eau ralentit les neutrons et favorise la réaction nucléaire. Mais le mécanisme d’une bombe nucléaire nécessite un combustible très enrichi (en uranium 235 ou en plutonium 239) et une géométrie particulière (forte densité). Par nature, un mélange peu enrichi ne peut pas conduire à une réaction nucléaire explosive comparable à celle que produit une bombe atomique. Dans le cas du corium de Tchernobyl où le combustible est dilué dans du béton, du sable, mais surtout du bore (un absorbeur de neutrons qui a été largué par hélicoptère), même l’hypothèse d’une reprise de la réaction en chaîne est très invraisemblable. Et si une telle réaction se produisait néanmoins, il n’y a aucune raison pour qu’elle conduise à une explosion d’une puissance supérieure à celle de la première, pour laquelle la géométrie et la composition du combustible étaient beaucoup plus favorables.

Il y a explosion de vapeur lorsque de la chaleur est brutalement apportée à de l’eau liquide, conduisant à sa vaporisation. Puisque la vapeur occupe un volume beaucoup plus important que le liquide, il y a une brusque augmentation de la pression, et donc une explosion.

Pour déterminer une limite supérieure à la puissance de cette explosion de vapeur, on peut imaginer que l’intégralité du corium apporte brutalement son énergie à l’eau pour la vaporiser. Quelle est alors l’énergie disponible ? Supposons 200 tonnes de corium à 2 000 °C. La capacité thermique de l’uranium est de 120 joules par kilogramme et par degré. L’énergie calorique totale est donc de 200 x 103 x 2 000 x 120 = 48 109 joules. Or, l’énergie de l’explosion d’une tonne de TNT est de 4 109 joules. On a donc, au grand maximum, une explosion de l’ordre de 12 tonnes d’équivalent TNT. Loin des milliers de tonnes envisagés dans les scénarios catastrophes.

Cette possible seconde explosion est pourtant l’hypothèse mise en avant par le physicien Vassili Nesterenko dans le documentaire La Bataille de Tchernobyl [3] (à 34 :30 du début) sorti en 2006, rediffusé sur M6 en 2021 et actuellement sur Netflix. Il y affirme (en supposant que la traduction du russe soit fidèle) : « Nos spécialistes ont étudié cette possibilité et sont arrivés à la conclusion que l’explosion aurait été d’une puissance de 3 à 5 mégatonnes ; alors Minsk, qui se trouve à 320 kilomètres de Tchernobyl, aurait été rasé et la vie en Europe rendue insupportable. » Il est difficile de donner crédit à cette affirmation. Comme expliqué plus haut, on comprend mal comment le corium pourrait donner lieu à une nouvelle réaction en chaîne explosive. Par ailleurs, même une explosion de 3 à 5 mégatonnes ne peut pas raser une ville distante de 320 km. Ainsi, en 1954, l’essai Castle-Bravo (Îles Marshall en Océanie), de quinze mégatonnes, le plus puissant essai atomique réalisé par les États-Unis, n’a pas rasé l’atoll Rongelap situé à 120 km, même si les habitants ont été fortement irradiés [4].

Enfin on notera que Vassili Nesterenko est le coauteur d’un livre [5] qui affirme que l’accident de Tchernobyl a fait près d’un million de morts, soit plus de cent fois plus que ce qui est évalué par les agences scientifiques qui ont étudié la question (quelques milliers) [6]. Il est donc manifeste que Vassili Nesterenko n’est pas une source d’information fiable.

La Caldeira du Kilauea, Ernest Christmas (1863-1918)

Il semble bien établi en revanche que les Soviétiques craignaient une seconde explosion. Hans Blix, qui était alors directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’affirme clairement dans le reportage déjà cité, de même que Mikhaïl Gorbatchev qui était à la tête de l’URSS lors de la catastrophe. Mais il paraît très probable qu’ils font référence à une explosion de vapeur, et non à une explosion nucléaire – voire thermonucléaire –, contrairement à Vassili Nesterenko. Cette explosion de vapeur aurait pu entraîner des dommages supplémentaires sur le site, alors que du personnel tentait de limiter les conséquences de l’accident, mais les effets de cette explosion seraient restés limités au site des réacteurs. Notons que, pour réduire le risque d’une telle explosion de vapeur, trois employés (Alexei Ananenko, Valeri Bezpalov, Boris Baranov) ont été envoyés pour vidanger l’eau contenue dans les sous-sols. Les deux premiers étaient encore vivants en 2018 alors que le troisième est décédé d’une crise cardiaque en 2005, près de vingt ans après son acte héroïque [7].

Tchernobyl a été la plus grave catastrophe nucléaire de tous les temps, mais l’intégrité de l’Europe n’était pas menacée, ni même celle de l’Ukraine ou de la Biélorussie.

Références


1 | Lemke C, « Tchernobyl : comment l’Europe a failli être rasée par une deuxième explosion », Sciences et avenir, 8 avril 2019. Sur sciencesetavenir.fr
2 | Vallée P, « Et si Tchernobyl avait explosé une seconde fois ? », Télérama, 7 décembre 2020. Sur telerama.fr
3 | Johnson T, La Bataille de Tchernobyl, documentaire LCP, 2006. Sur youtube.com
4 | « Castle Bravo », page Wikipedia. Sur wikipedia.org
5 | Alexey V et al., “Chernobyl : consequences of the catastrophe for people and the environment”, Annals of the New York Academy of Sciences, 2009, 1181.
6 | United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiation, “Assessments of the radiation effects from the Chernobyl nuclear reactor accident”, 2022. Sur unscear.org
7 | « Alexei Ananenko », page Wikipedia. Sur wikipedia.org