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Mélange des savoirs dans les magasins culturels

Publié en ligne le 25 juin 2006 - Science et médias -
par Rui Nibau - SPS n° 271, mars 2006

Le mélange des genres peut s’avérer très fécond, en sciences ou en littérature. Les disciplines scientifiques à qui l’avenir promet un bel épanouissement sont celles qui savent s’ouvrir aux autres, qui tendent l’oreille au discours des voisines ou qui, par définition, se trouvent à la croisée des chemins. On peut par exemple citer l’exobiologie qui fait appel à la chimie, à la biologie, à la planétologie et à la cosmologie. Mais le mélange des genres reste un exercice délicat qui devient vite néfaste s’il est utilisé abusivement. C’est le principe des amalgames ou des métaphores faciles dont la vulgarisation scientifique n’est pas toujours exempte.

Si cette mauvaise utilisation s’illustre dans une œuvre artistique, cela ne prête pas à conséquence : nous aurons un mauvais film ou un mauvais roman de plus. Par contre, quand ces amalgames touchent la production ou la diffusion du savoir, ils suscitent plus de craintes. Dans le domaine de la production, on parle de « mauvaise science ». Dans celui de la diffusion, les errements sont moins manifestes mais l’établissement d’une sorte d’équivalence entre croyance et connaissance y devient récurrent.

Petite illustration du phénomène à travers l’expérience d’un journaliste scientifique en quête de documentation dans un grand magasin culturel.

De la difficulté de constituer un corpus bibliographique

Il y a trois ans, je terminais mon DESS CISTEM (Communication et information scientifiques, techniques et médicales) par la rédaction d’un mémoire. Je proposais d’y analyser le discours de la communauté scientifique sur le Dänikénisme, un courant de pensée pseudo-scientifique qui prétend que la Terre fut visitée par des extraterrestres dans un passé plus ou moins lointain.

La constitution du corpus bibliographique m’amena à écumer durant plusieurs semaines les rayonnages des temples modernes de la culture que sont les magasins Fnac, et plus précisément les rayons « Sciences », « sociologie », « Ethnologie » et « Anthropologie ». Mon premier sujet d’étonnement fut de ne trouver que très peu d’ouvrages scientifiques traitant des pseudosciences en général, de la croyance aux extraterrestres en particulier. Le rayon « Sciences - Généralités » regorgeait bien de doctes ouvrages épistémologiques sur la nature ou l’histoire des sciences, mais à part le compte-rendu d’un colloque qui eût lieu en 1993 à La Villette et du Paranormal d’Henri Broch, rien de spécifiquement consacré aux pseudo-sciences.

La communauté scientifique n’avait-elle donc rien à dire sur ces croyances, rien à communiquer à la « France d’en bas » ?! On peut bien sûr trouver des articles dans certaines revues spécialisées, mais le discours entre scientifiques ou « professionnels de la profession » ne touche qu’un nombre restreint de personnes, en tout cas rarement le grand public. Et c’est bien la diffusion de masse des pseudo-sciences qui pose problème.

Cette recherche dans quatre des magasins culturels les plus fréquentés de la région parisienne n’avait bien sûr rien d’exhaustif, mais j’ai trouvé le fait curieux. Deux hypothèses pouvaient l’expliquer. D’abord, il n’est pas « politiquement correct » pour un scientifique de consacrer une partie de son précieux temps à de tels sujets, comme l’a souligné l’anthropologue Wiktor Stoczkowski, notant « les réactions de [ses] collègues chercheurs, qui s’étonnaient de l’imprudence avec laquelle [il] était en train de porter préjudice à [son] avenir universitaire en [se] compromettant irrémédiablement par un travail sur un sujet “mineur” et “loufoque” » 1.

Pourtant, les ouvrages existaient puisqu’ils apparaissaient dans certaines bibliographies. L’échec de mon investigation tenait donc aussi - et surtout - au fait que je ne cherchais pas au bon endroit.

Des savants chez les sorciers

J’adoptai dès lors une autre stratégie : si les rayons scientifiques ne contenaient que peu d’ouvrages qui puissent m’intéresser, pourquoi n’allais-je pas voir du côté de « l’ésotérisme » ? Vous savez, ce rayon sur-fréquenté qui réunit tout ce qui traite d’astrologie, d’oniromancie et autres « disciplines de l’étrange ». Vous n’aurez aucun mal à le trouver : il est le plus souvent situé tout près du rayon « Sciences » !

Me voilà donc à rechercher parmi les classiques du spiritisme de Kardec, les horoscopes d’Élizabeth Teissier et les méthodes de connaissance de soi par les bains de siège s’il ne se trouve pas des ouvrages relatifs aux extra-terrestres construits sur une approche scientifique. Et c’est finalement là que je découvris deux classiques de la littérature ufologique, La douzième planète de Zecharia Sitchin et L’affaire Ummo de Jean-Pierre Petit, des essais plus sérieux comme La rumeur de Roswell de Pierre Lagrange ou Les extraterrestres de Jean-Bruno Renard ! Bien mieux : quelque temps après cette découverte, je suis tombé sur une entière gondole consacrée aux ovnis dans l’une des allées centrales de la Fnac des Halles, où l’ouvrage référence de Wiktor Stoczkowski sur le Dänikénisme côtoyait celui d’un obscur ufologue.

Cette situation avait de quoi interpeller : les responsables des rayons étaient-ils aussi ignorants que le laissait supposer ce mélange d’ouvrages pour le moins antagonistes ? ! Ne voyaient-ils donc aucune différence entre une prose qui affirme que les dieux suméro-akkadiens étaient des extraterrestres et celle qui compare les récits ufologiques à certaines légendes mettant en scène le Diable ? !

En y réfléchissant, la situation restait plutôt cocasse et non dénuée d’intérêt. Car la première question à se poser sur la littérature scientifique consacrée aux pseudosciences, c’est bien de savoir à qui elle s’adresse. Est-elle utile à ceux qui arpentent les allées des rayons scientifiques de ces magasins ? Des gens qui ne seraient a priori pas susceptibles de tomber sous la fascination des œuvres de Däniken ou de tout autre courant pseudoscientifique 2 ? !

Ces livres pouvaient par contre être utiles à ceux qui fréquentent les allées du rayon ésotérisme. Attirés par la couverture ou le texte de quatrième, ils commenceraient peut-être à s’interroger sur le bien-fondé de leurs autres lectures. Peut-être...

Finalement, ce mélange des genres dans le domaine de la diffusion du savoir, très différent certes de ceux qui ont cours en sciences ou dans les domaines artistiques, pouvait aussi avoir du bon. La clientèle des pseudosciences ne peut qu’y gagner à consulter des ouvrages parlant de ce à quoi elle croit mais écrits par des membres d’une autre sphère de représentation de la réalité. J’avais donc fini par prendre ce mal pour un bien : s’adresser directement à ceux qui sont victimes de manipulations pseudo-scientifiques pouvait être une évolution bénéfique - même si involontaire - de la diffusion du discours des hommes de sciences.

Des sorciers chez les savants

J’étais malheureusement loin de m’attendre à ce qui suivit, car ce mélange des genres me surprit de nouveau quelques semaines plus tard, alors que je déambulais innocemment devant les étalages de la Fnac des Halles à Paris sans leur prêter grande attention. Cette fois-ci, la situation était inversée, une symétrie parfaite : là, au beau milieu des rayons « Archéologie » et « Paléontologie » trônaient de volumineux ouvrages pseudo-scientifiques ! La pyramidologie de l’abbé Moreux et une anthropologie revisitée préfacée par Graham Hancok, apôtre de la civilisation disparue de Mars, côtoyaient les livres d’Yves Coppens et de Stephen Jay Gould. Cerise sur le gâteau : en plein rayon « Sciences », le dernier ouvrage de Rémy Chauvin, figure de proue des pseudo-sciences à la française, Le retour des magiciens, était sagement posé à côté de l’essai qu’il critiquait, le Devenez sorciers, devenez savants de Georges Charpak et Henri Broch.

Pour les tenants du relativisme des savoirs, ce n’était qu’un juste retour des choses. Pour les autres, il y avait cette fois-ci vraiment de quoi se poser des questions. Si la confusion des genres pouvait amener, dans un sens, une réflexion de ceux qui s’égaraient dans la fascination de l’étrange, elle témoignait maintenant d’une bien curieuse équivalence des discours. Le précédent amalgame observé devenait dés lors un peu moins « cocasse » qu’il n’était apparu au premier abord.

Et je n’étais pas au bout de mes surprises.

Sorciers et savants dans le même bateau

Trois ans se sont écoulés sans que j’attache plus d’importance à ces observations qui restaient, pensais-je, un épiphénomène, une péripétie liée à l’actualité du moment. Mais voilà qu’une nouvelle étape fut franchie il y a quelques jours alors que j’étais en quête du dernier livre d’Alan Sokal 3 dans le magasin Fnac de La Défense (Courbevoie).

Il ne s’agissait plus d’ouvrages scientifiques classés dans le rayon « ésotérisme », d’une promiscuité étrange entre les rayons « sciences » et les rayons « pseudosciences » mais d’une fusion complète de ces rayons en une seule et même entité ! Étaient ainsi réunis, pêle-mêle, des ouvrages sur Einstein, sur l’évolution du vivant ou l’astrophysique et tout ce qui avait un rapport avec la divination, l’astrologie, les « médecines parallèles », etc.

Ce capharnaüm ubuesque ne s’arrêtait pas là puisque s’y ajoutait toute la littérature religieuse et « para-religieuse ». On passait des uns aux autres de manière naturelle, sans qu’aucune barrière symbolique (les rayonnages) n’indiquent qu’il s’agissait d’ouvrages de nature très différente. Que les cosmologies hindouiste et scientifique soient ainsi présentées sur un même « pied d’égalité », voilà qui devenait beaucoup plus préoccupant que la simple présence d’un livre là où il ne fallait pas...

Où le relativisme des savoirs semble devenir la règle

Est-ce une évolution factuelle ou, là encore, une simple péripétie ponctuelle ? Il serait bien sûr absurde de tirer de quelconques conclusions à partir d’un témoignage comme celui-ci, mais pour anecdotique qu’il puisse paraître, ce mélange des genres n’est sans doute pas si bénin.

S’il ne s’agissait que de l’agencement de quelques rayonnages dans un magasin, peut-être involontaire ou dû à des contraintes matérielles, il n’y aurait pas à s’inquiéter outre mesure. Mais cette situation semble accompagner un mouvement plus ample. Ce fut la soutenance de thèse de Madame Élizabeth Teissier à la Sorbonne, qui plaide pour la création d’une chaire d’astrologie ; c’est le courant « Dessein intelligent », avatar moderne du créationnisme qui prône l’enseignement à égale valeur des théories créationnistes et de l’évolutionnisme darwinien dans les écoles publiques des États-Unis ; c’est le sélectionneur de l’équipe de France de football qui, pour trancher entre des joueurs aux qualités techniques et à l’état de forme équivalents, en retiendra un en fonction de son thème astral comme s’il s’agissait d’un critère de sélection aussi valable que les autres ! Et les exemples pourraient se multiplier.

L’intrusion du paranormal ou de pratiques douteuses dans divers disciplines n’est pas nouvelle. Pensons à la graphologie ou à l’ethnopsychiatrie. Pourtant, et jusque là, seuls les « professionnels » de ces disciplines étaient principalement confrontés au problème. Aujourd’hui, ce sont les lieux de diffusion du savoir qui sont en première ligne. Et si les professionnels possèdent des outils capables d’enrayer la contagion de leur discipline, il n’est pas certain que le grand public soit en possession des mêmes armes.

Le relativisme des savoirs semble baigner chaque jour un peu plus la société : tout se vaut, tout est équivalent, si bien qu’on ne voit pas (plus ?) la différence entre la description du monde par les sciences et sa représentation par ce qu’on appelle pudiquement des « savoirs traditionnels », religieux ou autre. Peut-être que mon excursion dans les rayonnages des grands magasins culturels de la région parisienne n’est finalement qu’une anecdote sans conséquences. Il faudrait une enquête plus approfondie qu’un simple témoignage pour en mesurer la véritable portée. Mais si les craintes exprimées ici se révélaient fondées, s’il s’agissait effectivement d’un énième exemple de cette « contagion relativiste » en un lieu qui apporte le savoir au plus grand nombre, il faudrait sérieusement s’atteler au problème.

1 Wiktor Stoczkowski, Des hommes, des dieux et des extraterrestres, Flammarion, 1999, p.20.

2 Cette affirmation est à nuancer puisque de nombreuses études montrent que l’intérêt pour les pseudo-sciences n’est pas forcément inversement proportionnel au niveau d’étude ou à l’intérêt porté aux sciences.

3 Alan Sokal, Pseudosciences et postmodernisme, Odile Jacob, 2005