Accueil / La science n’est pas une croyance

La science n’est pas une croyance

Publié en ligne le 19 mars 2006 - Épistémologie -

En caricaturant à peine, le propos de Didier Nordon revient à affirmer que science et religion sont toutes deux des croyances et qu’elles sont, par voie de conséquence, toutes deux autant valides quant aux énoncés qu’elles peuvent formuler sur le monde et la nature.

« Croire » : un mot fourre-tout
paravent de toutes les ambiguïtés

Didier Nordon ne croit « guère plus aux réponses rationnelles qu’on prétend apporter aux grandes énigmes », qu’à l’existence des divinités adorées de tout temps par les humains : « mythes et récit du Big-Bang [sont] à égalité ». Le scientifique qui émet une hypothèse et imagine ensuite des expériences permettant de la valider ou de la rejeter ferait acte de « croyance », au même titre que les Chinois sous Shang « croyaient » en leurs divinités ? Les lois de la gravitation de Newton, utilisées dans de nombreuses applications, relèveraient d’une « croyance » au même titre que l’Immaculée Conception ? Même le scientifique le plus religieux qui, à titre personnel, déclare « croire » en Dieu, fera une différence entre l’utilisation de ce mot dans le contexte de sa religion et la « croyance » qu’il affirmera dans une hypothèse scientifique qu’il cherchera ensuite à vérifier. L’ambiguïté entretenue sur l’usage de ce terme est une source classique de confusion que Didier Nordon n’a malheureusement pas évitée.

Science et religion sont-elles toutes deux fondées sur des faits avérés ?

Puisque le scientifique comme le religieux « croient », qu’est-ce qui permettrait d’affirmer que l’un (le « croyant scientifique » auquel Didier Nordon s’assimile) a plus raison que l’autre ? Pour Didier Nordon, rien : « tous croyants ! ».

Deux arguments sont avancés. Le premier est surprenant : parce que comme la croyance religieuse est très répandue, Didier Nordon « devrait estimer débile ou illuminée l’immense majorité des hommes » s’il estimait « débiles ou illuminés ceux qui gobent des histoires qu’[il] juge insensées ». Ce qu’il se refuse à faire 1. Si on écarte le jugement moral (« débile » ou « illuminé ») et qu’on remplace ces termes par « erroné », cela revient à affirmer qu’on ne peut estimer erronée une croyance si elle est largement répandue ! Autrefois, les gens pensaient que la terre était plate, ou le sang immobile, ou les espèces fixes etc.. Ne pouvons-nous pas dire qu’ils avaient tort, même s’ils pensaient tous cela 2 ?

Le second argument puise aux sources classiques du relativisme. Science et religion seraient toutes deux attachées au « faits prouvés ». Simplement, chacun ne percevant pas les mêmes faits : « Ceux qui croient en Dieu perçoivent des aspects que je ne perçois pas. Et j’ai scrupule à proclamer qu’ils ont tort, victimes d’illusions qu’ils sécrètent [...] ». Sauf à qualifier de « fait prouvé » tout et n’importe quoi, le rapport à la réalité est bien ce qui différencie la science des religions (ou des pseudo-sciences). La démarche scientifique, dans son entreprise de compréhension de la nature, émet des hypothèses (parfois hardies, fondée sur des intuitions, peut être des croyances), mais cherche ensuite à les confronter à la réalité, à transformer ces croyances en faits vérifiés.

Certes, comme le rappelle Alan Sokal, il y a un continuum qui va des sciences aux pseudo-sciences, « fondé sur la solidité de la force des preuves empiriques et la solidité des méthodes respectives » 3. Mais aux extrémités de ce continuum, on n’est clairement plus dans le même monde 4.

Une science qui évolue serait-elle une croyance ?

Le deuxième volet du raisonnement puise encore au répertoire relativiste classique. La science est mouvante, « ce qui passera pour le bon point de vue sur tel ou tel problème, tel ou tel phénomène, changera, comme cela a toujours changé ». La religion est aussi mouvante : « l’image que les hommes se font de Dieu change au fil des siècles ». Toutes deux mouvantes ? Donc toutes deux des croyances.

Il y a plus de trente ans que l’épistémologue Thomas Kuhn 5 a théorisé un raisonnement similaire (mais bien plus prudent et nuancé) avec sa théorie des « paradigmes de recherche » et leur « incommensurabilité ». Si comme le souligne Didier Nordon, « nos explications ne sont pas le fin mot de la compréhension des choses », il n’est cependant pas logique d’en déduire que « tôt ou tard, à leur tour, elles paraîtront irrecevables, sinon naïves ». La théorie de la gravitation d’Einstein illustre que celle de Newton n’était pas « le fin mot de la compréhension ». Pour autant, deux objets massifs continuent de s’attirer (avec Einstein ou avec Newton), si je lâche une pierre du haut de la tour de Pise, elle tombera à ses pieds, dans les deux théories. La science est cumulative, elle se précise, des « faits prouvés » peuvent être affinés 6. Il ne s’agit donc pas d’une « quête vaine » de la part de la méthode scientifique 7. Ajoutons que cette démarche critique de remise en cause, d’essais et d’erreurs, outre qu’elle produit une connaissance cumulative, est une caractéristique profonde de la science qui la distingue de l’immuabilité des textes sacrés.

Une âme non matérielle

Didier Nordon termine son article sur l’existence d’une âme non matérielle. « L’homme ne se réduit pas aux quelques dizaines de kilos qui composent son corps physique ». Là encore, la confusion des termes sert de paravent à un mauvais raisonnement. Que signifie « réduire » ? Que veut-on dire par « l’homme ne se réduit pas à » ? Alan Sokal distingue à ce propos le « réductionnisme scientifique » (selon lequel il n’existe aucun principe de la chimie ou de la biologie qui ne soit autonome, qui ne s’enracine en dernière instance dans la physique) du « réductionnisme méthodologique » 8. La science est bien fondée sur le réductionnisme scientifique, sur l’affirmation qu’il existe un seul type de réalité régi par un seul type de lois. Ce fondement matérialiste de la science moderne (depuis le siècle des lumières) n’implique aucunement un réductionnisme méthodologique. Il serait vain de prétendre comprendre les comportements humains, la biologie ou la chimie, à partir des équations qui régissent la physique atomique. Pour autant, rejeter légitimement un réductionnisme méthodologique pour approcher telle ou telle question n’implique aucunement que le réductionnisme scientifique doivent être rejeté (on n’imagine pas une théorie de la conscience ou du fonctionnement du coeur humain qui violerait les lois de la physique ou de la chimie). Nous ne comprendrons sans doute pas le fonctionnement de notre cerveau par l’affirmation qu’il est composé de quelques kilos de matière. Pour autant, il est bien composé de quelques kilos de matière, et pas d’autre chose. Ceci nous permet d’affirmer qu’après notre mort, et la désagrégation de ces kilos de matière, il ne reste rien de nos pensées, de l’âme que recherche Didier Nordon.

... Lequel est un très bon chroniqueur dans une excellente revue française de vulgarisation scientifique, Pour la science. Son article est à ce titre étonnant pour moi, mais, finalement, illustre que la logique mathématique (que connaît bien Didier Nordon), le goût des paradoxes, le raisonnement formel sur les mots (« croyance » par exemple) ne suffisent pas à produire, par extension, une analyse nouvelle ou pertinente de la démarche scientifique.

1 On peut estimer que la religion est une croyance, que la science n’en est pas une, sans pour autant mépriser quiconque ou se sentir supérieur.

2 Étant donné les informations dont ils disposaient à ce moment là, leurs raisonnements étaient d’une certaine façon rationnels. Mais c’est une autre question.

3 Pseudosciences et postmodernisme : adversaires ou compagnons de route ?, Alan Sokal, Odile Jacob, 2005., page 45.

4 Didier Nordon prend l’exemple de la théorie du Big-Bang. Certes, cette théorie n’est pas admise par tous les astrophysiciens, certes elle sert parfois de caution à des dérives métaphysiques, elle est pour une certaine part « hypothèse ». Mais ce qui la distingue d’une croyance est qu’elle se confronte aux faits, qu’elle rend compte de certaines observations (décalage vers le rouge de la lumière par exemple). Mais certains aspects spéculatifs de la théorie du Big-Bang ne la ramènent pas pour autant à une simple croyance.

5 Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Champs Flammarion.

6 Didier Nordon prend l’exemple du théorème de Pythagore et de sa « signification métaphysique ». Si l’on s’intéresse aux spéculations métaphysiques, alors, bien entendu, on est dans le domaine de la croyance. Mais la métaphysique n’est pas la science. Elle n’est ni nécessaire ni impliquée par elle.

7 Croit-on qu’un changement de paradigme nous ramènera à une terre plate ? Ou à la fixité des espèces ?

8 Ibid, page 73

Publié dans le n° 270 de la revue


Partager cet article


L' auteur

Jean-Paul Krivine

Rédacteur en chef de la revue Science et pseudo-sciences (depuis 2001). Président de l’Afis en 2019 et 2020. (...)

Plus d'informations